Blocus des facs en France : le péril jeune
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Depuis plus d'un mois, certaines universités françaises sont bloquées par des étudiants qui occupent leurs campus jour et nuit. En cause ? Un récent projet de loi, qui propose de durcir les modalités d’accès à l’université. Après l'évacuation de deux campus à Paris et à l'approche des examens, la riposte s'organise. Retour au cœur de la lutte, aux côtés des étudiants parisiens.
23 heures. Une rangée de CRS se dresse autour du bâtiment de l'Université Paris 3 : aucun moyen de mettre un pied hors du campus. Les manifestants tentent de comprendre pourquoi ils ne peuvent pas rentrer chez eux, et personne ne sait vraiment où aller. En vrai, je n'en ai aucune idée non plus. Je ne me retrouve pas dans cette situation tous les jours. Deux manifestants semblent être tout aussi perdus que moi : Julien et Stéphanie (elle se fait appeler Stéphie) ne sont plus étudiants, mais sont venus défendre leurs convictions. Stéphie m'explique qu'elle a vécu la même situation il y a quelques années : « On s'est tous fait charger par les CRS, puis emmener en garde à vue ! C'était scandaleux, je refuse de revivre ça ! » Tremblante de peur, elle ajoute : « J'ai un fils qui m'attend à la maison, il faut que je rentre m'en occuper ».
La fin de l'université libre ?
Depuis plus d'un mois, le monde étudiant est secoué par des mouvements de blocage et d'occupation des universités françaises. En cause ? Un projet de loi adopté par le Sénat le 8 février (baptisé Loi ORE), qui propose de durcir les modalités d'accès à l'université. Jusqu'ici, en France, elle était ouverte à tous sans sélection préalable. Un principe symbolique pour certains étudiants français, qui considèrent que l'on ne peut pas leur retirer ce droit. Après la mise en place d'une nouvelle plateforme appelée « Parcoursup », qui gère les choix d'orientation des lycéens, le débat est plus vif que jamais. Et c'est bien au cœur des universités occupées que tout se joue : en prenant ainsi possession des lieux, les étudiants mobilisés font pression sur le gouvernement. Aux quatre coins de la France, des jeunes se soulèvent pour défendre « leurs » facs. Le 10 avril, au plus fort du mouvement, une trentaine d'universités étaient mobilisées dans l'hexagone.
Parmi elles, « Tolbiac », du nom de la rue dans laquelle elle est située (dans le 13ème arrondissement de Paris) qui correspond à l'appellation donnée au campus principal de l'Université Paris 1. C'est un peu la star de cette mobilisation : depuis le 26 mars, le bâtiment est occupé par les militants qui se sont totalement réappropriés les lieux, alors transformés en « Commune libre et autogérée ». Les étudiants en ont fait un réel lieu de vie, dans lequel ils dorment, mangent, et organisent même des cours alternatifs ou encore des conférences et des débats. En tout, plus de mille manifestants ont occupé le campus, prenant ainsi d'assaut ses trois hautes tours et sa grande fosse. Le 3 avril, une assemblée générale d'étudiants votait une occupation illimitée des lieux jusqu'à abrogation de la loi. Mais un peu plus de deux semaines plus tard, le gouvernement siffle la fin de la récréation en envoyant des compagnies de CRS déloger les occupants.
« La lutte est plus importante que la fatigue »
Dans la foulée de l’évacuation du campus de Tolbiac, la révolte continue. Et s'organise. À mon arrivée, la foule est amassée devant l'entrée de l'université, et l'ambiance est plutôt tendue. Les étudiants qui n'étaient pas présents lors de l'intervention des CRS tentent de se mettre à jour sur ce qu'il s'est réellement passé. Et les rumeurs vont bon train : on parle d'un étudiant dans le coma, mais personne n'est en mesure de confirmer la source.
« Notre mobilisation a pris un tournant : la saison 1 est terminée, mais maintenant, place à la saison 2 »
Sous un soleil de plomb, les militants se réunissent finalement sur la place extérieure, et improvisent une assemblée pour décider de la suite des évènements. Au mégaphone, les propositions fusent : « On a vraiment merdé, alors maintenant, il faut agir. Et que ça nous serve de leçon. Pourquoi pas occuper une gare ? On a perdu une fac, mais il en reste d'autres. On n'a pas besoin d'un lieu fixe pour lutter ! » Juliette résume leur état d'esprit en une phrase : « La lutte est plus importante que la fatigue ! » La décision est finalement prise : les militants se reporteront sur le campus annexe de Saint-Charles, situé dans le 15ème arrondissement de Paris. Pour eux, le combat ne fait que commencer : « Notre mobilisation a pris un tournant : la saison 1 est terminée, mais maintenant, place à la saison 2. On est rentrés dans une nouvelle phase, dans laquelle on trouve notre force dans les manifs de masse ». Et certains parcourent même des kilomètres pour afficher leur soutien : Mehdi, par exemple, est venu depuis Marseille.
Arrivée sur le campus de Saint-Charles, je croise Steven, un étudiant en licence d'Arts plastiques rencontré la veille lors d'une manifestation. Il m'explique : « On bloque le campus depuis le 6 avril. Comme à Tolbiac, on y organise des cours alternatifs, des conférences, des projections de films.... Et la plupart des profs nous soutiennent. Mais là, à partir de 15 heures, on risque de se faire évacuer par les CRS. On reste ici quand même mais c'est un peu le flou. » Depuis la manifestation du 19 avril dernier, Steven a gardé le déguisement qu'il portait : des petites ailes rouges aux lumières clignotantes. D'ailleurs, elles sont encore allumées, comme une lueur d'espoir qui ne s'éteint jamais.
Sueur et pizza froide
La foule d'étudiants s'approvisionne en boites de pizzas pour le repas de midi, avant de rentrer dans l'université. Ce qui saute aux yeux dès mon arrivée : le campus est extrêmement propre. Rien n'est dégradé, sali, ni tagué. Les étudiants tiennent à garder leur campus en état, et les règles sont strictes. Une représentante du campus de Saint-Charles les expose aux nouveaux venus de Tolbiac : « Nous, on tient à garder une fac propre, donc s'il vous plait, pas de tags sur les murs. » Pourtant, quand nous descendons les escaliers pour accéder à l'amphithéâtre où se tiendra l'assemblée, la lumière est coupée. Dans l'amphithéâtre, l'assemblée a déjà commencé. Un étudiant scande : « Aujourd'hui, on a tenté de nous enlever notre liberté de manifester et de nous exprimer. C'est pourquoi nous ne sommes maintenant plus des citoyens de France, mais des citoyens des communes libres et autogérées que nous avons construites ».
Au centre des débats, une question revient : avec la menace de l'entrée des CRS, vaut-il mieux se regrouper dans un seul campus pour unir les forces, ou privilégier l'occupation de plusieurs sites ? Les avis divergent : pour Thomas *(prénom modifié), « Il faut une convergence massive sur le site principal de la Sorbonne (dans le 5ème arrondissement de Paris, ndlr). On ne peut pas continuer à occuper des petits ilots indépendants qui tombent les uns après les autres ». Mais d'autres étudiants prennent la parole pour le contredire : « Il faut qu'on tienne nos campus respectifs jusqu'au bout, parce qu'abandonner un site, c'est un aveu de faiblesse ! »
Dans ces assemblées, le vote se fait à main levée et pendant qu'un étudiant parle, on agite les mains pour lui montrer qu'on le soutient, à la manière du mouvement des Indignés en Espagne. Mais depuis mon arrivée, la foule peine à rester concentrée sur les sujets urgents. Elsa rappelle l'assemblée à l'ordre : « Pour l'instant, l'urgence, c'est de se mettre d'accord sur notre moyen de riposte à l'évacuation de ce matin à Tolbiac, il faut faire quelque chose ! ». Le débat semble patiner : difficile d'accorder une foule d'étudiants sur une multitude de thématiques différentes.
Pourtant, leurs revendications sont similaires: tous s'accordent pour réclamer que plus de moyens soient alloués à l'Enseignement supérieur. Ils dénoncent la politique budgétaire du gouvernement, qui selon eux a laissé ce secteur à l'abandon. En réalité, le budget de l'Enseignement supérieur va augmenter de 700 millions d'euros sur l'année 2018, d'après la ministre de l'Enseignement supérieur Frédérique Vidal. Mais la hausse du nombre d'étudiants est telle que ces moyens ne suffisent plus. Trop d'étudiants, professeurs en sous effectifs, amphithéâtre pleins à craquer et délabrés : le système universitaire aurait besoin d'être rénové en profondeur.
« À l'arrivée des CRS ce matin, je me suis fait isoler dans un amphithéâtre vide, et l'un d'eux a commencé à m'étrangler »
En attendant, l'amphithéâtre commence à sentir la sueur et la pizza froide, et les discussions n'ont pas vraiment avancé. Certains décident de rentrer chez eux pour se laver : ils ont passé la nuit sur le campus, et ici, il n'y a pas de douches. Les autres continuent le débat : faut-il rester pacifique face aux interventions violentes des CRS ? Comment riposter ? Deux étudiants violentés pendant l'évacuation témoignent. Le premier a les yeux boursouflés : « À l'arrivée des CRS ce matin, je me suis fait isoler dans un amphithéâtre vide, et l'un d'eux a commencé à m'étrangler. J'étais sonné, je ne comprenais pas trop ce qu'il se passait. Je lui ai demandé d'arrêter. Ensuite, il m'a matraqué ». Le jeune homme ne croit plus au dialogue avec le gouvernement : pour lui, rester pacifique est inutile. La seconde, une jeune femme à l'apparence fluette, raconte : « Une copine était en train de faire une crise de panique, elle était par terre et j'ai supplié les CRS de ne pas la toucher. Ils n'ont pas écouté et l'ont presque piétinée ».
Une étudiante intervient pour calmer les foules : « Saint-Charles est un campus pacifiste ! », et tous les nouveaux venus de Tolbiac doivent se plier à cette philosophie. « On ne veut pas que ça dégénère, donc si vous préférez des actions plus violentes, reportez-vous sur un autre campus plus en accord avec vos idées ». Dans un tel contexte, la question de la présence des médias est cruciale. Et tout de suite, le ton monte. Un homme plus âgé que les autres leur coupe la parole : « Il est hors de question qu'on laisse rentrer les médias ici ! BFM TV explique en boucle que l'évacuation de ce matin s'est déroulée sans violence, et que Tolbiac est envahi par le trafic de drogue et la prostitution. C'est inadmissible ! » Une jeune femme tente de lui répondre : « Les médias sont importants pour diffuser notre parole, si on les laisse entrer ici et qu'ils découvrent un campus propre et des militants civilisés, les gens auront une bonne image de notre mouvement ! ».
Plus tôt dans l'après-midi, pendant la prise de parole organisée à Tolbiac, même ambiance : les militants, exaspérés par l'image négative que les médias renvoient de leur mobilisation, n'hésitaient pas à faire fuir les journalistes : « S'il y a des journalistes, il faut qu'ils s'en aillent ! Toi, le caméraman là-bas, tu restes pas là ! ». Avec la rumeur d'un étudiant potentiellement dans le coma, insupportable pour eux de voir cette violence niée à la télévision. Pourtant, certains manifestants n'ont pas hésité à utiliser les médias pour afficher leur colère, assurant face caméra avoir vu un étudiant tomber de haut et se fracasser le crâne au sol. Escalade sur Twitter, enquête dans la presse, démenti officiel des hôpitaux de Paris... Quelques jours après, la rumeur s'est révélée fausse.
Sans accord conclu quant à la méthode de riposte, le plus simple reste encore d'empêcher toute intervention des CRS. À main levée, les étudiants votent pour envoyer une délégation de 30 personnes discuter avec l'administration, et ordonner à la préfecture de ne pas faire intervenir les forces de l'ordre. Je quitte l'amphithéâtre en même temps que la délégation fraîchement désignée. Au programme ce soir : une assemblée générale inter-facs organisée à l'Université Paris 3, occupée depuis le 9 avril dernier.
« Ça devient un peu n'importe quoi »
À mon arrivée tardive, l'assemblée générale semble déjà être terminée. Les manifestants sont réunis dans une cour extérieure, bières à la main. Des fumigènes rouges donnent au ciel une couleur de sang. Deux étudiantes me font part de leur déception : « Au final, rien n'a vraiment été décidé, et le vote n'est pas égalitaire vu qu'ils ne tiennent compte que de l'opinion d'un petit groupe. Là, ils ont décidé d'aller faire une manif sauvage jusqu'à l'hôpital Cochin, pour exiger de savoir s'il y a vraiment un de nos camarades dans le coma. Ça devient un peu n'importe quoi ».
Je tombe sur Mehdi, croisé ce matin devant Tolbiac. Il est de ceux qui ont prévu de participer à la manifestation sauvage, et m'encourage à venir avec eux. Seul problème : le campus est encerclé d'une dizaine de fourgons de CRS, empêchant toute sortie. La tension monte, et certains s'emparent d'un caddie garni d'un poteau en guise de bélier, pour l'envoyer sur les forces de l'ordre. Je réalise que rien n'est sous contrôle : à tout moment, la situation peut déraper et devenir violente.
Comme nous risquons de devoir passer une bonne partie de la soirée ici, Mehdi m'invite à discuter. Il me raconte sa situation difficile : abandonné par ses parents et sans ressources, son seul toit était le campus de Tolbiac. Jusqu'à ce qu'il soit évacué ce matin. Ce soir, il dormira ici, sur le campus de Paris 3. Il me fait ensuite visiter les locaux du campus occupé et les installations mises en place par les étudiants. Je découvre une vraie communauté, avec ses règles de fonctionnement : les membres de la Commune ont disposé des canapés et des matelas au sol, improvisé un coin cuisine, et mis en place un coin infirmerie. À la cuisine, les manifestants se servent des plâtrées de spaghettis. À l'infirmerie, on trouve tout le nécessaire du quotidien : des pansements, des bandelettes, des cotons, des serviettes hygiéniques.... Quelques affiches collées au mur dictent le règlement intérieur : « Pas de dégradations, pas d'alcool fort, pas de propos haineux, pas de violence ».
Après ma visite des lieux, je sors observer la rue, bloquée d'un bout à l'autre. Certains manifestants lancent des projectiles sur les forces de l'ordre. D'un seul et même geste, les CRS se couvrent la tête d'un casque. Stéphie panique : « C'est mauvais signe ! » Je les imagine déjà se ruer sur nous, mais elle m'assure qu'on restera ensemble quoi qu'il arrive et me donne un conseil : « Je l'ai déjà vécu une fois, donc je sais que s'ils chargent, il faut qu'on reste collées contre ce mur. Comme ça, ils passeront tout droit sans nous remarquer ». Je la suis à la lettre, et reste toute droite, plaquée contre le mur. Julien me lance, avec beaucoup d'exagération : « Au cas où on s'en sortirait pas, heureux de t'avoir rencontrée quand même ! ».
Deux étudiantes prennent la situation avec humour : elles ont glissé leur numéro à un autre étudiant sur un bout de papier. « Quittes à être bloqués, autant en profiter... » De la musique s'échappe des enceintes apportées par les manifestants : ils se soutiennent sur fond de « Bella ciao », dans une ambiance révolutionnaire. On se croirait presque dans La Casa de Papel. Sauf que ce soir, aucun « Professeur » ne nous dira quoi faire pour nous en sortir. Presque trop facile, notre évasion se fera en douceur : une petite porte, un digicode obtenu par des manifestants, et nous voilà libres. En sortant, j’assure à Stéphie en plaisantant qu’elle va pouvoir retrouver son fils à la maison. On n’a peut-être pas fait la guerre, mais ces derniers jours ont été particulièrement agités par rapport à l'expérience que j'ai pu avoir des mobilisations étudiantes. Le cinquantenaire de mai 68 ? Peut-être.
Quoi qu’il en soit, depuis la fin mars, de nombreux étudiants se sont retrouvés dans des situations similaires et n’ont encore obtenu aucune concession de la part du gouvernement. Quant à Tolbiac et Paris 3 (évacuée le 30 avril), leurs grands amphithéâtres sonnent creux depuis leur évacuation par les forces de l’ordre et l’approche des examens. Le début de la fin ?