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Biélorussie : un théâtre clandestin sous haute surveillance

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StrasbourgCulture

C'est au Bélarus, pays souvent désigné comme "dernière dictature d'Europe", que nos deux baroudeurs du Bulli Tour sont partis à la découverte des théâtres de résistance, qui tentent d'exister aux côtés des théâtres "gouvernementaux". Enquête.

Face au pouvoir d’Alexandre Loukachenko, président de la Biélorussie depuis vingt ans, des artistes essaient de faire front. Le Théâtre libre bélarusse est une organisation clandestine qui tente d’exister dans un pays souvent qualifié de « dernière dictature d’Europe ».

Loukachenko & fils                             

C’est en 1990, avec l’effondrement de l’URSS, que la Biélorussie devient un pays indépendant. Depuis 1994, il n’a connu qu’un seul président : Alexandre Loukachenko, qui est réélu sans grand suspense à chaque scrutin. L’opposition biélorusse existe officiellement : des partis politiques sont enregistrés mais dès que ceux-ci deviennent trop forts, ils rencontrent des « ennuis ». Dissolutions de structures, censures, disparitions temporaires et exils rythment la vie politique du pays.

Élu en 1994 et réélu en 2001, 2006 et 2010, la présidence d’Alexandre Loukachenko est controversée, surtout en raison des nombreuses privations de libertés (d’opinion, d’expression et de rassemblement) dont sont victimes les citoyens, et en particulier les journalistes, selon l’ONG Reporters sans frontières. Mais le président du Bélarus pense déjà à se présenter aux prochaines élections de décembre 2015 et ne manque pas une occasion de sortir accompagné de… son fils ! La dynastie Loukachenko pourrait donc se prolonger.

Minsk underground

Victoria Biran est administratrice du théâtre clandestin BFT (Belarus Free Theatre), présenté sur la Toile comme « la seule troupe de théâtre clandestine dans la dernière dictature d’Europe ». À Minsk (capitale du pays, ndlr) on compte pas moins de cinq scènes officielles : les théâtres gouvernementaux. En évoquant les spectacles officiels, Victoria ne cache pas son mépris : «  C’est totalement démodé, on y fait du old school dans le style soviétique. Tout est poussiéreux, ennuyeux et surtout très classique. Il n’y a pas de créativité, de nouveauté, et encore moins d’engagement ou de réflexion sur la société actuelle. Là-bas, il faut divertir les gens pour leur éviter de penser à la réalité. La dictature se prolonge sur scène. »

En fait, deux théâtres underground co-existent, sans tisser de fortes connexions : le BFT et « Le Théâtre des Ailes de l’Esclave » (Theatr Kryly Halopa), installé dans la ville de Brest (ouest du pays) et fondé en 2001. Victoria Biran est engagée dans le BFT depuis quelques années et espère pouvoir réussir à rapprocher un jour les deux structures résistantes. Le BFT a commencé à travailler en 2005, un peu partout dans le pays, malgré des tensions avec le gouvernement. L’équipe a été délogée en 2013 de son siège, alors qu’il n’y avait aucun loyer impayé, ni aucune plainte de voisins. Mais le BFT dérange de par son existence. Ses spectacles évoquent la question des genres, le suicide, la dictature… autant de sujets qui ne font pas partie des classiques des scènes gouvernementales.

« Tout a commencé en 2005, quand le BFT a lancé un concours d’écriture dramatique. L’événement a pris de grandes proportions et a été suivi par la presse d’opposition. La dernière troupe de théâtre clandestine, La Scène Libre, venait d’être liquidée par le gouvernement. Les artistes engagés dans l’opposition ont voulu réagir… Ainsi est né notre BFT. Depuis neuf ans, la troupe a déjà monté une vingtaine de spectacles. Et à chaque fois, la police nous observe, assiste à nos représentations en civil. On doit user de stratagèmes pour pouvoir jouer. »

Le chat et la souris

Assister à une représentation du BFT est un défi. Officiellement, la scène est tolérée par le pouvoir. Loukachenko tente de faire bonne figure face à l’Europe : son pays n’est pas une dictature, qu’on ne s’y trompe pas. La preuve ? Il y a même des troupes de théâtre non gouvernementales. Mais, comme par manque de chance, à chaque représentation du BFT surgit un problème technique, administratif… Victoria sourit en évoquant les mille et une raisons des policiers qui, régulièrement, interdisent aux comédiens de donner la pièce. « Le 14 février 2014, le BFT devait donner une pièce dans le cadre d’un festival de théâtre. Bien sûr, on n’a pas annoncé officiellement notre participation sous le nom du BFT. Mais quand les autorités ont compris, elles ont fait fermer la salle le matin même pour "réparer les conduits". On a tout essayé pour jouer ce spectacle malgré tout. On est passé par mille chemins, en tentant même de jouer la pièce dans la rue, gratuitement. Les services secrets nous ont rappelés pour nous dire qu’il était interdit de jouer sans prévenir l’État au préalable. »

Depuis, le BFT communique via les réseaux sociaux (quand ceux-ci ne sont pas coupés par l’unique fournisseur d’accès à Internet, dépendant du régime, nda) et par newsletters : il donne une date, une heure et un lieu de rendez-vous au public intéressé, puis conduit le groupe dans la salle où a lieu la représentation. Une manière d’éviter les déconvenues, mais c’est aussi un risque : tout rassemblement public de plus de cinq personnes est officiellement interdit.

« Nos pièces dérangent car elles sont documentaires. Elles n’ont pas peur de dire la vérité. Chacun puise dans son expérience personnelle et se confie aux spectateurs. Les directeurs du BFT vivent à Londres, ils sont immigrés car ils ont eu de gros problèmes ici. Ils devaient aller en prison et ont fui. Ils poursuivent leur engagement depuis l’Angleterre. Mais moi je ne suis pas encore assez connue pour aller en prison. Alors je reste, et je tente de faire vivre cette opposition. Ici, si tu fais un faux pas, tout peut s’effondrer. »

Dissiper la fumée de la propagande

Outre des spectacles qui dérangent le gouvernement, le BFT propose aussi des cours de théâtre. Loha Chicanos, auteur de pièces de théâtre à Minsk, a participé aux ateliers pendant deux ans. En tant qu’écrivain, il ressentait le besoin de se rapprocher de la scène, des acteurs : « Les gens ici sont effrayés, ou certains disent que tout va bien mais ce n’est pas vrai. Je veux lutter contre ça. Je me bats contre mon feu intérieur, contre mes propres angoisses, et pas contre des gens. J’essaie de changer ma vie à travers l’art et surtout via le théâtre. Mes pièces parlent de notre monde, sans censure. »

Le système biélorusse n’est pas totalitaire. Il sait jouer néanmoins sur la peur de ceux qui veulent suivre leurs propres voies. Si officiellement tout n’est pas interdit, chacun sait ce qu’il peut lui en coûter. Le KGB officie toujours dans cette partie de l’Europe… et a ses bureaux au centre de la capitale. Loha fait vivre ses pièces à l’étranger : « Comme on ne peut pas faire de manifestations, ni de spectacles librement. J’écris mes pièces, et elles sont données ailleurs, dans d’autres pays. Actuellement, je recueille des témoignages de citoyens ukrainiens que je mettrai en forme pour une prochaine pièce documentaire. Il faut contrer la propagande d’État et faire entendre la vraie voix des gens ».

Cet ar­ticle fait par­tie d'une série de re­por­tages réa­li­sés dans le cadre du pro­jet « Bulli Tour Eu­ropa » dont Ca­fe­ba­bel Stras­bourg est par­te­naire. Pour dé­cou­vrir d'autres ar­ticles ren­dez-vous sur (www.bullitour.eu).