Berlinale : Tabu, un roman d’amour(s)
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par Julien Marsa Voici assurément l’un des grands films de la compétition officielle. Tourné en format 4/3 et en noir et blanc, pour une relecture sous forme d’hommage aux codes du muet (avec une référence, à travers le titre du film, au cinéma de Murnau), Tabu est une formidable boîte à histoires.
Comme un lointain cousin des Mystères de Lisbonne de Raul Ruiz, Miguel Gomes se permet d’emboîter les récits comme une chaîne continue pour mieux plonger dans une matière fantasmatique de cinéma. La narration se tisse au gré des histoires que le cinéaste raconte, mais aussi et surtout à travers celles que les personnages se racontent. Gomes déploie avec une liberté folle tout un formidable éventail de régimes de récits (histoires rapportées par les personnages, film dans le film, lettres, livres, légendes ou contes, prophéties…), pour un émerveillement romanesque de tous les instants.
Délices du récit
Le film est divisé en deux parties (Le paradis perdu / Le paradis), et conte le parcours d’une vieille femme mourante (Madame « Aurora », référence quand tu nous tiens !) dont un ancien amant viendra raconter, suite à son décès, le récit de leur amour de jeunesse. La première partie est donc un assemblage poétique urbain, qui laisse entrevoir un spectre de possibles narratifs très large, sans jamais les refermer, les laissant en suspens pour les reprendre (ou non) par la suite. Cette première partie décrit les aspirations de l’entourage de la vieille dame et sa fin de vie, avant de tomber, en deuxième partie, dans l’extraordinaire plongée au cœur de l’Afrique coloniale, théâtre des amours contrariées entre Aurora et son amant Gianluca Ventura.
Ce paradis perdu qui constitue la première partie du film est une tranche de vie(s) sur un mode quelque peu absurde, tantôt drôle, émouvant et cruel, où Miguel Gomes procède par légers décalages de mise en scène (des lumières qui clignotent, telles des guirlandes dans l’arrière-plan d’un couloir d’hôpital ; un plan qui démarre sur un chien posté à une fenêtre), dans des élans poétiques que le noir et blanc vient sublimer. Il développe ainsi une très belle évocation de la vieillesse, de la solitude et du passage du temps, sur un mode nostalgique dont l’aspect suranné en fait le charme fou.
Les mystères de l’Afrique
Le basculement dans les différentes histoires semées ici et là par le récit, se fait de manière particulièrement inventive et naturelle (une photo figure une salle d’attente dans une maison de retraite ; l’instant d’après, nous y sommes, par un raccord dans l’axe qui investit le personnage dans le cadre). De fait, ce qui est raconté n’est pas une simple digression, mais devient la matière-même du film. C’est ainsi que l’on plonge dans la deuxième partie : Ventura raconte l’histoire de la jeunesse d’Aurora à ses amies, et cela devient l’histoire du film.
Comme une belle remise en perspective d’une fin de vie, « Le paradis » est surtout une époustouflante expérience de cinéma, un mélange d’images qui pourraient à la fois provenir d’un documentaire sur l’Afrique, d’archives filmiques personnelles, tout en y mêlant une dimension de drame romanesque. Le travail sur le son est également remarquable, par la façon dont il revisite les conventions du muet : ici, tout est raconté en voix off par Ventura, car la parole des personnages qu’ils furent, avec Aurora, est tout simplement perdue à jamais, comme un écho troublant à la nostalgie évoquée dans la première partie du film. Il ne reste plus que le son d’ambiance de la jungle africaine, tel un vide effrayant dont les mots de l’époque sont bannis, et quelques vieux tubes musicaux dont la charge émotionnelle suffit à évoquer la déchirure de la séparation des deux amants.
C’est d’ailleurs à travers un remarquable travail sur le renouvellement du récit que Gomes réussit à faire mouche, comme un conte dont les différents épisodes se répondent entre eux. Les digressions de la vieille Aurora, prises comme des signes de démence sénile par ses amies, sont par exemple le tissu qui constitue une partie de la mythologie du récit africain. Mais il n’est pas forcément nécessaire de jouer au jeu des correspondances pour goûter aux charmes de Tabu, qui vont au-delà même de toutes ces considérations cinématographiques.
Un texte publié sur le site de notre partenaire, Berlinale im Dialog, le blog franco-allemand de l'OFAJ sur la Berlinale.
Photos : Berlinale