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Berlin : mon voisin, le hipster

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CultureSociétéStyle de vie

Une fois n’est pas coutume, Berlin vit une Occupation. Considéré comme un étranger, le hipster, une espèce sociale en voie de multiplication, est en train d’attiser l’aversion des  « vrais berlinois » ravivant même chez certains groupuscules extrémistes des plaisirs oubliés.

Cap sur Neukölln, le quartier nouvellement branché de la capitale allemande, qui oscille entre défense d’une tendance et résistance face à l’envahisseur.

« Do not fuck with us » en lettres capitales sur la porte d’entrée. A gauche, un drapeau de la Grèce mal punaisé dégueule sur un caisson d’enceinte poussiéreux. A droite, les vitres embuées sont criblées d’autocollants anarchistes. Dans la salle fumeur, des clients tapent le carton à la bougie pendant qu’un estropié trop bourré chancèle devant une pancarte « Occupy Neukölln ». Bienvenue dans le vrai Neukölln : le bar de Matthias Merkle.

Le diable s'habille en Zara

« Les hipsters ont remplacé les squatteurs et se foutent des enjeux politiques »

Si le Freies Neukölln (le « Neukölln libre ») vous rappelle les heures les plus sombres de la résistance, c’est qu’il symbolise l’un des rares bunkers du quartier qui fait encore front contre l’invasion d’ados à moustache. Cerné par les cafés qui proposent du lait de soja et des sandwiches à l’avocat, le patron de bar de 42 ans a décidé de se venger. Matthias a donc publié une vidéo dans laquelle il traque le hipster à vélo. Et l’insulte. A la limite de obscénité, l’humeur aigre-douce du quadra ne détonne pourtant pas dans la capitale teutonne tant les fantassins anti-hipsters y sont de plus en plus actifs. Lors des trois derniers mois à Neukölln ou à Kreuzberg (quartiers du sud de Berlin), des dizaines de cafés et magasins supposés branchés ont été attaqués à l’œuf, à la pierre ou aux sprays molotow. Sur les murs, près des fenêtres cassées, des injures : « Maintenant, les touristes n’ont plus qu’à geler », « Fucking artists »…

Lire aussi sur cafebabel.com : Gentrification du quartier de Kreuzberg à Berlin : du balai !

« La haine des hipsters est devenue une sorte de sens commun à Berlin », explique posément Janek Korsky. A 30 ans, ce travailleur social d’origine bavaroise est sans doute devenu le plus ferme opposant des saillies cancanières de Merkle et consorts. En 2010, Il a créé avec quelques amis communistes une organisation remarquée : Hipster Antifa Neukölln. Littéralement, un groupe qui a pour but de lutter contre le fascisme anti-hipster à Neukölln. Crâne rasé et veste de survêt, Janek est pourtant loin d’être un hipster. « On s’est juste servi de ce nom pour provoquer les gens qui allaient trop loin », explique-t-il. Des gens qui sont paradoxalement du même bord politique que lui - l’extrême gauche - et qui conduisent l’interviewé à décliner photos et renseignements biographiques. « Parfois, ils peuvent être dangereux. Ces personnes se réclament de gauche mais conduisent des actions violentes qui confinent au racisme. »

Nous, c'est le goût

« Les gens se sentent offensés par une évolution qu’ils ne contrôlent pas »

Selon Janek, le débat dépasse largement le concept-valise de gentrification et procède d’une vraie question de société. « Les anars et les communistes voyaient dans les quartiers comme Neukölln l’expression d’un engagement artistique et activiste d’avant-garde. Aujourd’hui, les hipsters ont remplacé les squatteurs et se foutent des enjeux politiques. Car ce qui intéresse un hipster avant tout, c’est lui-même. » On apprend alors que l’allergie du hipster peut s’apprécier au-delà des sites et tumblr bourrés de fiels. D’ailleurs, l’espèce sociale est depuis peu l’objet d’étude d’un professeur américain, auteur d’un essai sociologique What Was The Hipster ? A Sociological Investigation en 2010. Dans les colonnes du New York Times, Mark Greif proclame par exemple que pour comprendre le problème, on peut lire Bourdieu (La Distinction, 1979). Une façon de dire qu’aimer ou détester le hipster est avant tout une affaire de goût. Et il est parfois bon de rappeler qu’en termes de goût il vaut mieux dire « je n’aime pas » que « c’est pas bon ».

C’est en tout cas l’avis de trois jeunes dans le vent qui ont mis en ligne un clip de 3 min dans le but de décrire le pur Berliner Hipster. Joel, Maya et Jan - respectivement 21, 19 et 22 ans - sont assis à l’intérieur d’un café trendy comme il en existe beaucoup à Kreuzberg. Sur la table, des paquets de cigarettes roulés et un verre de jus d’orange pressé que le trio partagera tout au long de l’entretien. Tout autour, c’est une effusion de jeans slim, de chemises à carreaux et de sacs en toile.

Le nom du bar devant lequel ils posent, Le Bateau Ivre, nous rappelle que le hipster n’est pas que styliste, mais aussi poète.« On voulait souligner que les gens de notre génération ont une propension à être créatifs et poursuivent un mode de vie qui visent à sophistiquer l’art », commence Maya dont le rêve est de former un groupe de rock progressif. « On a aussi pas mal observé le débat autour du hipster à Berlin pour se rendre compte qu’il était parfois pris trop au sérieux », lâche Jan, un grand blond dont la mèche ahurissante trahit son appartenance sociale au premier coup d’oeil. Joel ajoute : « Pour moi, les hipsters sont les indicateurs du changement. Et les gens se sentent offensés par une évolution qu’ils ne contrôlent pas. »

Serial hipster

Soit. Cela dit, une question persiste. Pourquoi Berlin magnétiserait toute la haine d’Europe à l’égard du hipster ? La réponse se trouve peut-être dans un resto de burritos américain à l’Est de la capitale. Sur fond de minimale, Nate Blanchard tempête entre deux bouchées : « Come on, ce n’est pas la première fois de l’histoire que la jeunesse essaie de s’identifier à quelque chose de nouveau ! Le problème c’est que Berlin vit une hype et que la ville s’est faite ‘envahir’ par les hipsters. » Nate est un Américain propret. L’an dernier, il a décidé de quitter la Californie pour s’installer en Allemagne et profiter de tout ce que peut offrir la capitale : petits loyers, super concerts, grosses bitures. Aujourd’hui, à 22 ans, il est manager chez American Apparel et répond « of course » quand on lui demande s’il se considère comme un hipster. En fait, Nate s’en fout. « Ce débat-là, c’est juste du vent. » Mais en réalité, ce genre détachement est rare à Berlin. Inutile de s’adonner à un micro-trottoir dans les rues de Neukölln, personne n’assumera un terme qui reste encore très péjoratif. Et puis, s’il y a bien une caractéristique qui définit un hipster, ici ou ailleurs, c’est qu’il s’entête à dire qu’il n’en est pas un.

Quoi qu’il en soit, peu importe votre camp, sachez une chose : le hipster est bankable. On ne compte plus les événements organisés autour de la jeunesse la plus moquée de sa génération. Des Olympiades du Hipster ont rassemblé plus de 6000 visiteurs en juillet dernier et des start-up font la promotion de faux festivals afin de booster leur e-réputation (« hipster » est un des termes les plus rentrés sur Google).

Les frangins travaillent pour l'association Kultmucke qui édite également un magazine et portent fièrement les couleurs d'un évènement qui a ramené 6 000 participants, dont une équipe de Canal +.Oui, la haine du hipster fait des heureux à Berlin. Et toute la ville reste occupée par une espèce sociale en voie de multiplication. Toute ? Non ! Un bar résiste encore et toujours à l’envahisseur. Même si la vie n’est pas toujours facile. Après avoir ignoré toutes nos demandes de sollicitations, Matthias Merkle serait selon la légende reclus dans un jardin de la ville pour s’occuper d’un potager bio. Foutue gentrification.

Cet article fait partie d'une série de reportages sur les Balkans réalisée par cafebabel.com entre 2011 et 2012, un projet cofinancé par la Commission européenne avec le soutien de la fondation Allianz Kulturstiftung. Un grand merci à l'équipe de cafebabel Berlin. Pour rejoindre le groupe Facebook.

Photos : Une (cc) colinlogan/flickr ; Texte : © MA,  Insultes et logo © courtoisie de la page Facebook de Hipster antifa Neukölln ; Vidéo "Der Berliner Hipster" (cc)PolyeyedPhantom/YouTube

Story by

Matthieu Amaré

Je viens du sud de la France. J'aime les traditions. Mon père a été traumatisé par Séville 82 contre les Allemands au foot. J'ai du mal avec les Anglais au rugby. J'adore le jambon-beurre. Je n'ai jamais fait Erasmus. Autant vous dire que c'était mal barré. Et pourtant, je suis rédacteur en chef du meilleur magazine sur l'Europe du monde.