Baby gangs de Londres : les enfants des balles
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Cécile VergnatÀ Londres, le phénomène des baby gangs a connu un nouveau pic d'activité. Dans le sud de la ville, à Brixton, des bandes rivales remettent en 2016 le sujet de la délinquance juvénile sur la table. Et si quelques associations cherchent des réponses, le gouvernement britannique n'a jamais su répondre aux vraies questions de ces « enfants de la pauvreté ». Reportage dans la part sombre du Royaume.
« You can crush us, you can bruise us, but you'll have to answer to, oh, the guns of Brixton » (Vous pouvez nous charger, vous pouvez nous opprimer, mais on vous rendra la monnaie de votre pièce, oh, les flingues de Brixton, ndlr) chantaient les Clash dans les années 70, à l'époque où le quartier de Brixton était encore un endroit interdit aux blancs avec un casier judiciaire et une antre où la mafia jamaïcaine prospérait en toute impunité. C’était le territoire des Yardies, le surnom donné à ces Jamaïcains arrivés en masse pendant les années 90 depuis Kingston, associé désormais à une certaine mafia. Aujourd'hui, Brixton est toujours composé en majorité par une communauté noire venue des Caraïbes. Le quartier est aussi connu pour ses Brixton riots, des émeutes qui ont périodiquement sécoué la ville et qui ont causé la mort d’un homme de couleur dans une fusillade avec la police. En 1981, 1985, 1995, et plus récemment en 2011.
Poverty Driven Children
À l’ouest de Londres et de ses quartiers les plus riches, au-delà du pauvre et ouvrier East End, Brixton a longtemps incarné la part sombre de l'Angleterre. Au fil du temps, la gentrification a en grande partie élimé les différences, mais encore aujourd'hui, il reste un problème de société contre lequel les bobos ne semblent rien pouvoir faire : les baby gangs. Répandus et bien structurés, ces bandes sont nées dans les années 80 avec pour blase : The Younger 28s, The Junction Boys, The Peckham Boys et The Ghetto Boys. Trente ans plus tard, les noms ont un peu changé, pas les mentalités. Les Muslim Boys, les Poverty Driven Children, les Guns and Shanks, les ABM (All 'Bout Money) ou les TN1 (Tell No One), perpétuent une tradition made in London.
Le portrait robot n'a pas changé non plus, en trois décennies. Les membres des baby gangs sont jeunes, très jeunes, souvent mineurs. Ce sont des Anglais nés à Londres, d’origines diverses, qui viennent de familles défavorisées. Leurs activités ? Le vol, les agressions à l'arme blanche et des fusillades qui se soldent souvent par de la prison. Selon la légende, ils seraient guidés par le besoin, la pauvreté et la haine qu’ils respirent chez eux. Ils vivent dans un quartier oublié de l’Angleterre où, la nuit tombée, les gens s’enferment chez eux en fermant les rideaux. Le CV des baby gangs se remplit très tôt, à 12-13 ans, et affiche d'abord des vols à l'étalage de quelques livres sterling. Quatre ans après, ces CV possèdent généralement la même ligne : à 16 ans, c'est la prison pour vol à main armée. Si l'histoire est bien écrite, elle charrie néanmoins son lot de questions, restées sans réponse : qui sont ces jeunes ? Que demandent-ils ? Et pourquoi l’Angleterre semble-elle les ignorer ?
« Nous voulons qu'ils développent une conscience »
Un froid après-midi d'hiver, me voilà arrivée à Brixton. En sortant du métro je me retrouve dans la rue principale, Brixton High Street, où pullulent de grandes chaînes de magasins, des fast-foods, des supermarchés. La fresque de David Bowie est la principale attraction du moment. Je croise beaucoup de noirs sur les trottoirs. J’aperçois aussi des blancs. Mais ma destination est ailleurs : Angell Town.
Une fois sortie de Brixton Hight Street, les rues sont moins bondées, les magasins plus rares et il n’y a pas l’ombre d’un blanc. J’entre dans le quartier résidentiel de Brixton. Il n’y a presque personne dans les rues, hormis quelques groupes de jeunes. Il est 17 heures et la nuit tombe. Je prends Overton Road : je suis arrivée. Angell Town reçoit avec un complexe HLM qui détonne par son immensité et sa décrépitude. Je me dirige vers ce qui semble être un véritable « quartier dans le quartier » : un tas de maisons, les unes à côté des autres, bâties en briques. Les rideaux sont fermés et plusieurs drapeaux jamaïcains sont suspendus aux fenêtres. Au numéro 159, se trouve le South Central Youth, un centre qui vient en aide aux jeunes pris dans le tourbillon de la criminalité. Ann Stockreiter, qui est à la tête de l’organisation, me raconte ce qu’ils font.
« C’est souvent moi qui vais à leur rencontre. Parfois, c’est eux. Je les rencontre aux postes de police, ou bien ici, au centre », m’explique Ann. « Nous leur apportons une aide psychologique mais aussi pratique, afin d’améliorer leur style de vie. Nous les aidons dans tous les domaines, notamment scolaire ou familial. Nous voulons qu’ils développent une conscience. »
« La situation des baby gangs a empiré depuis les années 80 : les groupes sont plus fractionnés, et donc plus nombreux. Aujourd’hui les Rock Block, 67s et les Siru, sont les groupes principaux mais aussi les plus structurés. Leurs membres ont entre 12 et 19 ans », continue Ann. Comment le gouvernement répond-t-il au problème ? « Le soutien existant est malheureusement insuffisant, rétorque-t-elle. Il manque des fonds pour financer des organisations comme la nôtre, mais aussi une certaine conscience de ce que ces jeunes ont besoin. »
Ann me raconte une histoire. Celle de Joshua, l'un des rare jeunes à s'être libéré des baby gangs : « Joshua a arrêté d’aller à l’école parce qu’il se faisait harceler verbalement et physiquement par ses camarades. Il a commencé à commettre des délits, à dealer, à se mettre dans le pétrin... Avec notre soutien, Joshua a repris ses études, a obtenu une licence en physique chimie et vient désormais en aide aux pays en voie de développement ».
« En prison, je pouvais être moi-même »
Si Ann peut sortir les jeunes de l'enlisement, qu’est-ce qui les pousse à mettre les pieds dans la criminalité ? Je recontre Tracey Miller, alias « Sour » (pour amère, âpre, ndt) comme elle se faisait appeler lorsqu’elle était la fille la plus dangereuse d’Angell Town dans les eighties. À tout juste 15 ans, Tracey a intégré le gang redouté des Younger 28s. Elle volera, commettra des agressions au couteau, vendra de la drogue avant de finir en prison.
Tracey est née en Jamaïque. À 10 ans, elle s'installe à Angell Town avec sa mère. Un père en prison, une série de beaux-pères qui se succédaient, une mère schizophrène et la pauvreté : la fillette vit dans des conditions de vie qui ne laissent pas présager le meilleur avenir. « Lorsque ma mère avait une de ses attaques et qu’ils l’amenaient dans un centre de soins, elle sortait un couteau de cuisine pour se défendre, raconte Sour. Son comportement me semblait normal. C'est la raison pour laquelle j’ai grandi désabusée. Un de mes beaux-pères était pédophile : il sortait de la salle de bain en me montrant son érection avec la langue pendante. J’ai commencé à cacher un couteau sous mon oreiller la nuit, et je comptais bien l’utiliser pour me défendre s’il essayait de me toucher. C'est à partir de ce moment-là que j'ai commencé à porter un couteau partout avec moi. Puis tout s’est très vite enchainé ».
Les vols à l'étalage, les attaques à l'arme blanche, la rivalité avec les bandes rivales... Tracey vit à 200 à l'heure, suivant le rythme frénétique qu'imprime parfois la petite délinquance, jusqu'à l'engrenage. Et la prison. « Ça peut sembler absurde, mais je me sentais en sécurité en prison, voire protégée. Je ne devais pas m’inquiéter de ma mère et de ses sautes d’humeur, de mon beau-père, des mauvaises fréquentations de la rue. En prison je pouvais être moi-même, sans masque ni armure », explique-t-elle. Avant de poursuivre : « Si je savais que j’avais une autre option ? Il existe toujours une autre option. Dans le fond, je savais que ce que je faisais était mal. Mon salut, c'est d'être tombée enceinte à 18 ans. Ma fille m’a changé, elle m'a fait devenir une meilleure personne. Mes filles sont ma contribution à la société ».
Tracey vit aujourd’hui à Brixton avec ses deux filles qui connaissent le passé de leur mère. Elle a écrit un livre sur son histoire et a lancé une campagne, One Minute in May, afin de sensibiliser la population au fléau des baby gangs et de soutenir les familles de ceux qui sont chaque année victimes des flingues et des couteaux de Brixton. Rien qu’en 2015, 15 jeunes (mineurs ou tout juste majeurs) ont perdu la vie, poignardés.
Le projet One Minute in May.
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Texte de Vittoria Caron.
Photos de Valentina Calà.
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Cet article fait partie de la série de reportages EUtoo 2015, un projet qui tente de raconter la désillusion des jeunes européens, financé par la Commission Européenne.
Translated from Baby gang di Brixton: storie di ordinaria criminalità a Londra