Avons besoin d'un ennemi commun?
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Les quelques journalistes encore alphabétisés qui ont pris la peine de lire les conclusions du Conseil européen extraordinaire du 1er septembre 2008 auront compris que la crise géorgienne a été l’occasion pour l’Union européenne de renforcer sa politique étrangère à l’égard de ses voisins orientaux.
Laissons donc de côté les jérémiades pathétiques des commentateurs, à mon grand désarroi en majorité francophones, qui y ont vainement cherché une petite sanction à se mettre sous la dent, et, de dépit, en ont rapidement conclu que tout cela était bien faiblard.
Ceux qui savent encore lire, donc, se seront réjouis de la détermination affichée par l’Union européenne à jouer un rôle plus actif dans la région et du message envoyé aux Russes que leurs ressources en hydrocarbures ne les protègeraient pas indéfiniment. Surtout, cette crise a fourni l’occasion de renforcer sur le long terme les politiques extérieures de l’Union: renforcement du flan Est de la politique de voisinage, passage en revue de la relation avec la Russie et les autres pays de la CEI, développement de nouvelles sources d’approvisionnement et envoi de missions diverses en Géorgie.
Au-delà des critiques (justifiées) sur le plan de paix « en six points » du toujours aussi pressé président français, la crise en Géorgie aura donc permis à l’Europe de passer un « palier » supplémentaire vers une gestion commune des relations internationales.
Passé ce constat, le commentaire dominant est le suivant : « bah voilà, encore une fois on voit bien que pour faire de la politique étrangère, il nous faut un ennemi commun ».
Ca va faire bientôt vingt ans, depuis la chute du bloc soviétique, que les pro-européens attendent ce fameux « ennemi commun » comme le messie. Cet ennemi commun qui fera prendre conscience à l’Europe de son unité et de ses intérêts spécifique. Cet ennemi commun qui fera qu’enfin les Etats accepteront de laisser tomber leurs prérogatives fondamentales et que l’Europe deviendra finalement une véritable organisation politique !
C’est très joli, mais le problème fondamental de cette idée, c’est qu’elle est basée sur un raisonnement circulaire : nous avons besoin d’être unis face aux menaces extérieures, mais nous ne sommes unis que lorsque nous faisons face à une véritable menace. Mais, dites-moi, on en viendrait presque à souhaiter qu’il arrive cet ennemi commun, non ? Allez, soyez honnêtes, y’en a pas un ou deux parmi vous qui s’est secrètement réjoui du déroulement de la crise géorgienne, parce qu’elle donnait l’occasion à l’Europe d’intervenir ?
Oui, mais pendant ce temps des civils se font tuer et on assassine les principes du droit international. Alors personnellement j’aurais préféré qu’il n’y ait pas de crise, et tant pis pour l’unité européenne !
L’ennemi commun, c’est comme les Anglais pour les Américains ou les Autrichiens pour les Allemands, c’est ce qui est censé faire entrer l’Europe dans l’Histoire. Comme si l’identité ne pouvait se construire que sur une opposition, sur une confrontation. Finalement, dire que nous avons besoin d’un ennemi commun pour nous unir est l’équivalent un peu « intello » de la bonne vielle réplique de café du commerce : « ce qu’il nous faudrait, c’est une bonne guerre » !
Ceux qui souhaitent un ennemi commun clair et identifié expriment surtout un désir de puissance, comme une envie que ce grand ensemble de 27 pays et de 500 millions d’habitant montre enfin les muscles… Le problème c’est qu’en faisant cela l’Europe perdrait son identité, son objet propre. Je ne le répèterai jamais assez : la construction européenne n’a pas pour objectif de créer une grande puissance mais bien au contraire d’en finir avec la politique de puissance !
On peut vouloir bâtir une superpuissance continentale et jouer à la gue-guerre avec les Américains, les Russes ou les Chinois. On peut penser qu’un ennemi commun est nécessaire pour une telle évolution. Mais alors on abandonne tout ce pourquoi la construction européenne existe. Vous avez le choix…