Autre langue, autre personnalité ?
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Anaïs DE VITAInquiet, j'ai fait mes valises pour Madrid. Je n'avais pas parlé espagnol depuis des lustres et je sentais que mon rapport à la langue allait changer. Celle qui joue un rôle important dans la formation de notre identité allait me renvoyer une autre image de moi : quelqu'un que j'avais finis par connaître et apprécier allait être déformé en son for intérieur.
En cherchant quelques bribes d'espagnol dans les recoins poussiéreux de ma mémoire, je suis tombé sur deux verbes fréquents et assez utiles: « tengo que » (je dois) et « puedo » (je peux). Ces deux verbes allaient être les piliers sur lequels m'appuyer pour engager une conversation. Mes deux béquilles en quelque sorte. Mais au moment de construire des phrases avec ces verbes, il s'est produit quelque chose qui tenait presque de l'art : si je voulais boire un coup, je disais « est-ce que je peux avoir à boire ? », si je voulais demander à quelqu'un de m'accompagner à une exposition, je demandais « est-ce que je peux venir avec toi à l'exposition ? ». Mais construire des phrases a régulièrement prouvé un certain manque de confiance en mon moi linguiste, qui avait souvent besoin d'être rassuré par les autres. Et la compassion que l'on me témoignait allait de paire avec la crise existentielle que je traversais.
deux identités differentes
Aussi, si je parlais de quelque chose que j'allais faire, elle se transformait tout de suite en quelque chose que je devais faire. Ce week-end ? « Oh je dois jouer au tennis. » Et après ? « Je dois aller boire un verre avec un ami. » C'est alors que j'ai vu leurs visages exprimer une légère inquiétude. Qui laissait ce pauvre Anglais se torturer comme ça ? Pourquoi ne pourrait-il pas seulement dire ce qu'il veut faire sans cette épée de Damoclès au-dessus de la tête ? J'ai donc pris du recul sur moi-même et me suis senti triste me voir me décomposer et me débattre avec deux identités qui utilisaient deux verbes différents. Et aucune des deux qui ne m'attirait particulièrement.
Il fallait que je change, et les expressions idiomatiques semblaient être la solution. N'importe quel professeur de français vous dira que sa plus grande satisfaction est de voir un de ses élèves utiliser des expressions comme « à tire larigot ou « porter au pinâcle » sans qu'on lui ai demandé. Peut-être que mes collègues et mes amis se seraient réjoui de la même manière devant la tournure de mes phrases. J'en ai alors appris trois que je pensais pouvoir réutiliser facilement : « como perro en bario ajeno » (comme un poisson hors de son bocal), « sobrio como una cuba » (être saoul comme un cochon), et « armarse la gorda » (chercher la castagne).
Je pensais que la beauté de ces trois expressions allait me permettre de faire une démonstration de familiarité époustouflante au cours d'une soirée riche en événements. J'ai d'abord commencé par les introduire subtilement dans la conversation, recevant quelques regards intrigués. J'ai mis cela sur le compte de mon accent qu'ils n'avaient sûrement pas bien compris. Très vite, dans la plupart des conversations je me forçais en disant une phrase ou deux. Tandis que mon ami parlait, mon esprit cherchait frénétiquement à créer une réponse qui incluerait l'idée d'ivresse ou de bagarre. Mais malgré moi, je passais pour le stéréotype du supporter de foot anglais, le Hooligan. Pire, j'ai appris plus tard que ces expressions n'étaient même pas espagnoles mais sud-américaines. Malgré mes bonnes intentions, je me retrouvais alors dans un cercle vicieux, à m'étaler sur le fait que j'aimais bien la bière et la bagarre, sans même avoir été prévenu que ces expressions n'étaient pas vraiment connues en Espagne. Grand moment de solitude.
Pendant un moment je me suis remis en question et j'ai essayé de chasser ce personnage négatif. Silence et timidité vont souvent de pair, mais j'ai vu cela comme une solution. En anglais, je déverse souvent des torrents de mots, comme si j'étais mû par un souhait irrépressible de lâcher prise pour m'ouvrir au monde. À ce moment là, mes cordes vocales fonctionnent toutes seules. En espagnol néanmoins, je devais prendre du recul et revoir mon approche. Alors que j'étais un homme bavard qui gaspillait ses mots, j'ai décidé de mieux les choisir et d'être réfléchi. Ma vie a pris tout d'un coup un autre tournant, un peu comme au moment des bonnes résolutions de la nouvelle année.
Un jour, au restaurant, on m'a demandé de dire quelques mots. Après avoir bu plusieurs bières, je me suis levé, ivre et angoissé devant une foule de collègues espagnols. Je n'étais pas vraiment aux abois, j'espérais m'en sortir. Et plutôt que de dérouler les mots comme je l'aurais fait en anglais, j'ai pris une profonde respiration et j'ai donné à chacune de mes déclarations l'attention qu'elles méritaient : « je me sens bien. Le repas est chaud et les bières sont offertes. Il faut fêter ça ! » Un discours certes assez court mais accueilli chaleureusement. Je me suis rassis et en ai tiré une conclusion : la simplicité m'avait sauvé la soirée.
La langue, c'est comme une barre de limbo
De là est né un autre moi que je supportais mieux. Un mélange de mots bien choisis, de pauses plus longues, et de regards pensifs. Je me disais que « ce qui se conçoit bien s'énonce clairement », et parfois, je n'ai même pas besoin de terminer mes phrases. Je peux commencer à dire quelque chose sur ce que je ressens sans appréhension, et au moment d'arriver au point culminant de ma pensée, je recherche le mot juste. Un visage sérieux traduit un homme qui passe au crible une myriade de mots de vocabulaire. Avant que l'attente ne devienne pesante, mes amis finissent ma phrase avec un mot que je ne connais même pas, l'air satisfait de m'aider. « C'est exactement ça ! », dis-je généralement. Nous sommes sur la même longueur d'onde.
Si la langue peut être une barrière, c'est qu'elle est semblable à une barre de limbo. C'est un défi difficile à relever qui peut aussi vous faire passer pour un nerveux un peu bête. Pourtant, on peut toujours faire preuve d'agilité pour éviter cette situation. Mon langage se conditionne et se courbe comme un corps sous la barre de limbo. Personne ne scandera « jusqu'où tu peux descendre ? » comme, normalement, personne ne vous encouragera à la fin d'une phrase. Ce qui lie le language au limbo, c'est la satisfaction de s'être adapté. Mon moi espagnol ne ressemble peut-être pas vraiment à mon moi anglais, mais éviter le suicide sémantique et se recréer une personnalité est certainement nécessaire pour une assimilation réussie.
Translated from Forging a sense of self through language