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Arkady Babtchenko : « J’écris pour ceux qui se sont battus en Tchétchénie »

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Envoyé au front à 18 ans, Arkady raconte, dans un recueil de nouvelles bientôt en librairie, son quotidien cauchemardesque de soldat russe. Rencontre avec un rescapé de la folie humaine.

Arkady Babtchenko ne mâche pas ses mots. Alors que son visage ne trahit aucune émotion, ses mots claquent : « La société russe est extrêmement cruelle aujourd’hui. La xénophobie et le nationalisme sont très répandus. Finalement, mon pays ressemble plus ou moins à l’Allemagne de 1934. »

Cet homme grand et jeune, aux cheveux rasés et aux traits fins est installé dans un bar au cœur du quartier londonien de Soho, accompagné de sa traductrice. Je ne peux pas m’empêcher de chercher les signes de sa terrible expérience sur le front en Tchétchénie.

En 1996, Arkady a 18 ans et passe ses journées sur les bancs de la fac de droit à Moscou. Son avenir semble tracé : « Une carrière d’avocat, beaucoup d’argent et une grosse voiture », résume-t-il en quelques mots. Mais c’est sans compter la décision de Boris Eltsine d’écraser les vélléités indépendantistes des Tchétchènes.

Une armée inhumaine

L’armée russe enrôle Arkady et l’envoie se battre après six mois d’entrainement. S’ensuivent plusieurs mois d’enfer, pendant lesquels le futur avocat est quotidiennement battu par les officiers, comme le sont aussi ses camarades. Il doit lutter contre la faim, le froid, la folie, les attaques ennemies et la torture physique infligée dans son propre camp.

(Cliquez sur la croix, en haut à droite, pour visionner une nouvelle fois les souvenirs militaires d'Arkady)

A la première guerre de Tchétchénie, en 1998, Arkady rentre pour continuer ses études. Mais l’année suivante, il se porte volontaire pour retourner se battre lors du second conflit. Pourquoi décide-t-il d’y retourner ? Sa réponse brise le silence après quelques instants : « Je n’étais jamais vraiment revenu. Mon corps était là mais mes pensées et mon bien-être étaient retenus en Tchétchénie. C’était comme de la folie. En plus, le monde dans lequel j’étais revenu ne m’a pas accepté, et je ne l’ai pas supporté. La deuxième fois, je me suis senti libéré : c’est comme si j’avais dû y retourner pour compléter une partie de ma vie.»

Au deuxième retour, pour se « purifier » entièrement, Arkady ressent le besoin irrépressible de coucher sur le papier tout ce qu’il a vécu dans une armée inhumaine lors de cette guerre sale. Plusieurs nouvelles sont alors publiées dans différents journaux. Aujourd'hui, elles sont regroupées dans un livre, avec le titre One Soldier’s War in Chechnya. « Le processus de l’écriture était très cathartique. Je ne pouvais pas porter tout cela. Mes lecteurs sont mes psychothérapeutes. Quand vous lisez ce que j’écris, vous vous sentez mal et je me sens mieux ! », analyse Arkady avec beaucoup d’humour.

Payer la dette du bourbier tchétchène

Nous rions mais je sais qu’il a raison : lire ses nouvelles est un exercice assez éprouvant. Elles vous plongent dans l’horreur et la fascination. Une vérité crue sur papier, faite de sang, de coups, d’insanité, d’humiliation et d’incompréhension. Un cocktail molotov aux frontières de l’Europe. Et pourtant, les lecteurs ont suivi: le livre a été traduit dans de nombreuses langues, et son auteur, comparé à Tolstoï et Isaac Babel, a reçu le Best Debut of the Year Prize en Russie.

Je l’interroge sur cette pratique des brimades physiques au sein de l’Armée russe : « Ce n’est plus un secret en Russie. Cela fait bien trente ans que cela existe. On en a discuté dans les médias, mais rien n’a changé. Ce sont les règles du jeu. Si vous avez un fils, vous savez qu’un jour il devra partir faire son service militaire pendant deux ans, et qu’il sera battu pendant deux ans. » Le problème, selon lui, doit être déniché au cœur de la société russe : « L’armée reflète la société, donc si la société est cruelle, l’armée est cruelle », conclut-il.

Comment croire en l’humanité après ces terribles années ? « Niet ! », répond Arkady en Russe. « C’est seulement maintenant que je commence à recroire en l’homme », poursuit-il. « Grâce au temps qui guérit. »

L’ancien soldat vit maintenant à Moscou avec sa femme et son fils. Il travaille comme journaliste pour le principal journal d’opposition Novaya Gazeta. Il avait comme collègue, dans son bureau, Anna Politkovskaya, la journaliste d’investigation assassinée il y a un an. Connait-il la raison de ce meurtre ? Sa réponse est prudente. Arkady a son idée, mais « ne veut pas contrarier le cours de la justice ». Une enquête est effectivement en cours.

Réhabiliter les anciens combattants

Lui, en tout cas, continue d’écrire sur l’armée, sur la vie des soldats pendant et après les deux conflits en Tchétchénie. Un travail d’écriture qu’il considère comme une manière de payer sa dette, lui qui est revenu vivant du bourbier tchétchène. « Je ne pense pas qu’écrire sur la guerre va empêcher les gens de se battre. Mais j’espère que cela suscitera des réactions, même minimes : si un garçon de 15 ans réalise en me lisant qu’on ne doit pas tuer, cela justifiera tout ce que je fais. »

Une écriture également soutenue par la volonté de témoigner, et de réhabiliter les anciens combattants. Pour cela, il a rejoint l’initiative d’un ancien soldat qui s’est battu en Afghanistan, et qui a créé, en 1998, un site internet intitulé The Art of War. Plus de deux cents anciens soldats des dernières guerres s’expriment sur ce site et au travers d’un magazine, Iskusstvo Voyny, grâce à des textes, des poèmes ou des dessins. « On ne reste pas silencieux» , déclare Babtchenko.

Il évoque souvent l’absence de système de réhabilitation des anciens combattants en Russie qui illustre, selon lui, un exemple supplémentaire d’une société qu’il qualifie de cruelle et d’apathique. « Plus d’un million de soldats se sont battus en Afghanistan et en Tchétchénie. Et personne n’en parle, il n’y a aucune cérémonie de commémoration. Nous, nous ne voulons pas cesser d’exister, nous voulons que les gens sachent que nous avons combattu, et comment était la guerre. Nous ne voulons pas qu’ils aient seulement la version officielle de l’histoire. »

Un droit, une liberté que réclament des « garçons de dix-huit ans arrachés à leur famille et envoyés sur le front à cause de machinations politiques. Des jeunes qui reviennent sans bras, sans jambes, ou ayant perdu la raison, et qui sont mis au ban de la société. »

Arkady Babtchenko sur ...

… la Russie

« La Russie n’a jamais eu l’aspiration d’être une nation libre. La mentalité d’esclave fait partie de la mentalité russe. Cela est donc supposé faire partie de nous. C’est terrible. »

... Poutine

« Il y a trois personnes au monde que je hais de tout mon être : Boris Eltsin, Grachov (le ministre de la Défense qui a décidé, avec le président Eltsin, de lancer la répression sur Grozny en 1994, ndlr) et Poutine. Deux d’entre eux sont encore là. »

... le magazine 'Iskusstvo Voyny’ auquel il collabore avec d’autres anciens combattants

« Le premier numéro a été publié en novembre 2006. Nous le finançons nous-mêmes. Nous voudrions le proposer également en anglais pour atteindre un public plus large ! »

Portobello Books, London

Le sortie en France est prévue en automne 2008