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Anna Krasteva : « La migration est pour nous un objet d’études, mais aussi d’engagement citoyen »

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Babel Sofia

Sofia

Cette rubrique souhaite donner la parole à des personnalités bulgares reconnues dans leurs domaines respectifs (de la politique à l'universitaire, en passant par l'économie ou les arts).

L'inspiration vient d'un célèbre standard de jazz, composé par Victor Young pour le film The Uninvited (1944) et qui a été revisité tant par des célèbres musiciens (Charlie Parker, Stan Getz, Miles Davis) que de vocalistes (Ray Charles, Ella Fitzgerald). Laissez-vous emporter par le rythme bulgare...

Sofia by Starlight I : rencontre avec Anna Krasteva

Babel Sofia : Anna Krasteva, pourriez-vous vous présenter ?

Je me présenterais par mes trois amours professionnels : mes étudiants, une revue internationale, mes livres. Une expérience quotidienne vibrante, c’est la chance d’être prof. D’abord et surtout mes étudiants de la Nouvelle Université Bulgare, que je retrouve dans les salles de cours, mais aussi autour de tables rondes pour des débats civiques. J’enseigne aussi dans deux masters internationaux, je dirige des mémoires d’étudiants de tous les coins du monde (de l’Estonie à la Serbie, du Canada à Israël). La revue internationale dont je suis la rédactrice en chef – Southeastern Europe – cette année a été racheté par Brill, une des plus prestigieuses maisons d’édition académique. Pour ne pas être trop longue, quelques titres d’ouvrage que je dirige ou je rédige vont bientôt paraitre : deux ouvrages de colloques - Engagement citoyen et Migrations balkaniques, Etre politicien en Bulgarie (à la fin d’un projet avec mes étudiants), ainsi qu’un livre plus théorique - Politique migratoire.

Babel Sofia : Outre vos fonctions de Directrice du département de sciences politiques de la Nouvelle Université Bulgare, vous dirigez un centre de recherche, le CERMES (Centre for European Refugees, Migration and Ethnics Studies). Pourriez-vous raconter l’historique ainsi que les principaux axes de recherche de ce Centre ?

CERMES est le premier et un des rares centres d’études de la migration en Bulgarie. La plupart des recherches en Bulgarie se concentrent sur le départ des Bulgares, sur l’émigration, notre spécialisation est l’immigration. Nous publions des livres (De l’ethnicité à la migration, Figures de réfugiés, bientôt Être étrangère en Bulgarie). Une des fiertés de CERMES sont les doctorants. Nous développons aussi les thèses en cotutelle quand l’étudiant(e) est inscrit(e) à la fois à la NUB et dans une université française. L’ambition de CERMES est de créer une communauté académique d’études migratoires par le séminaire mensuel Politique migratoire (depuis 2003) et des colloques internationaux.

La migration est pour nous un objet d’études, mais aussi d’engagement citoyen. Nous travaillons pour et avec les immigrés en organisant beaucoup de débats publics. Avec la Maison Rouge (Centre de débats d'idées à Sofia reconnu, ndlr) nous avons organisé deux festivals interculturels avec documentaires, expositions, danses, musique, spectacles, etc.

Babel Sofia : La Bulgarie est-elle un pays d’immigration ? Comment se répartit-elle (immigration politique, professionnelle, familiale, etc.) ?

Il n’y a pas de statistiques fiables, mais on pourrait dire que sur dix Bulgares qui ont émigré un immigré est venu.

Pays postcommuniste typique, la Bulgarie est un nouveau pays dans le club des pays d’immigration. Elle va pourtant vite évoluer dans ce sens. Aujourd’hui les Bulgares vont en Grèce, Italie, Espagne comme avant les Grecs, les Italiens, les Portugais allaient en France, Belgique, États-Unis. Longtemps pays d’émigration, en Espagne aujourd’hui le taux des citoyens d’origine étrangère est supérieur à la moyenne européenne. Dans 10-15 ans la Bulgarie sera un fort pôle d’attraction dans les Balkans.

L’immigration est relativement récente, elle est pourtant bien diversifiée. La principale forme est l’immigration économique : on commence plus facilement un business en Bulgarie, ce qui a attiré plusieurs immigrés de Syrie, Liban et autres pays du Proche et Moyen Orient. On parle toujours de la fuite des cerveaux (brain drain), on oublie souvent le brain gain – plusieurs experts, consultants, managers de l’UE et États-Unis qui accompagnent les investissements étrangers.

Il y a des groupes qui sont presque exclusivement créés à cause de raisons familiales. La communauté russe est majoritairement féminine – des femmes mariées à des Bulgares.

La Bulgarie est un des rares pays balkaniques (avec la Croatie) à développer aussi l’immigration de retraite. Une communauté britannique est en train de se créer.

La Bulgarie a signé en 1993 la Convention de Genève et a commencé à octroyer l’asile. Les réfugiés viennent surtout d’Afghanistan, Irak, Somalie, la Bulgarie accueille aussi plusieurs Palestiniens.

Le panorama est très diversifié et intéressant. Ce qui est encore plus intéressant est que le portrait de l’immigré en Bulgarie est beaucoup plus positif que dans les pays occidentaux – la plupart des immigrés ont leur propre business ou sont employés, plusieurs sont diplômés – ils ont fait leurs études ici. Parce que l’immigration est récente, ils sont aussi jeunes.

La Bulgarie a de la chance avec son immigration. Le défi est de garder et développer les aspects positifs.

Babel Sofia : Existe-t-il une réelle politique d’immigration en Bulgarie pour faire face à sa situation démographique (environ 1,4 enfant pas femme) ?

On parle de « crise démographique « pour décrire la très forte décroissance de la population, plus négative même par rapport aux autres pays de l’Europe de l’Est.

Les premiers pas timides du gouvernement – « importer » des Vietnamiens – est dans le sens de l’immigration de travail. Ils sont plus du type de gastarbeiter, ne sont pas accompagnés par leurs familles ; il n’y pas beaucoup de mariages mixtes non plus.

Je suis pourtant optimiste qu’à moyen terme – dans 15-20 ans – la Bulgarie va équilibrer sa croissance démographique en puisant dans trois facteurs : l’immigration, le retour de Bulgares, le changement de comportement reproductif. Un certain niveau de prospérité atteint, les jeunes vont apprécier à avoir non plus un, mais 2-3 enfants.

Babel Sofia : Combien de Bulgares sont-ils partis du pays depuis la chute du mur de Berlin ? Existe-t-il à l’heure actuelle une volonté politique de les faire revenir en Bulgarie ? Si non, que proposeriez-vous ?

Les statistiques sont très déficitaires, nos institutions pas très ouvertes à les partager avec les chercheurs. On pourrait dire qu’un Bulgare sur dix a émigré. Ici je ne parle pas de la diaspora historique qui est beaucoup plus nombreuse.

Les émigrés sont (relativement) jeunes et (résolument) actifs. Ils sont souvent analysés en termes de perte, je voudrais souligner quelques aspects positifs. Si les gouvernements se vantent de combattre le chômage, c’est aussi dû au départ d’une très importante partie de la main d’œuvre.

Il y a des pays comme l’Albanie ou 1/4 du PNB vient des transferts des émigrés. La Bulgarie, heureusement, n’en fait pas partie. Il n’empêche qu’elle en reçoit, et cet argent est investi (souvent dans l’immobilier) ou donné à la famille pour éducation, santé, consommation. Il contribue donc a l’amélioration de la qualité de vie.

Le plus important est que les émigrés accumulent un capital symbolique très important – connaissance de langues, mais aussi une autre culture, discipline et organisation de travail, capacité d’assumer des risques, esprit d’entreprenariat.

Samedi dernier (15.11.08), le gouvernement a organisé en Espagne un forum avec des représentants du business bulgare et des émigrés. Comme dans beaucoup de domaines, mêmes les bonnes initiatives sont réalisées avec tant de retard qu’elles paraissent déjà un peu décalées. La crise financière et la récession sont en train de changer complètement la donne.

Ce qui attirera nos compatriotes sont des politiques moins directes et plus radicales : diminution visible de la corruption et amélioration de l’efficacité de l’administration.

Le problème des Turcs en Bulgarie est pensé en termes politiques, le problème des Roms – en termes sociaux. Parce que les Turcs ont une représentation politique, l’Etat ne développe pas des programmes spécifiques pour leur intégration. On a lancé plusieurs programmes d’intégration des Roms, les résultats sont plus qu’insatisfaisants.

Deux facteurs ont contribué à l’apaisement des tensions ethniques au début des 1990, héritées du communisme : la modération des élites – aussi bien de la majorité, que de la minorité turque, et plus encore celle des communautés respectives. Bulgares et Turcs aujourd’hui continuent à cohabiter tranquillement, ce sont des leaders irresponsables de tous bords qui génèrent la tension et présentent comme ethniques des rivalités purement politiques.

Conférence sur le droit des minorités le 31 octobre 2008 à Sofia : de gauche à droite Anna Krasteva, Blandine Kriegel (Président du Haut Conseil à l'intégration et Bénédicte Contamin (Directeur de l'Institut français Conférence sur le droit des minorités le 31 octobre 2008 à Sofia : de gauche à droite Anna Krasteva, Blandine Kriegel (Président du Haut Conseil à l'intégration) et Bénédicte Contamin (Directeur de l'Institut français)

C’est un parti unique et exceptionnel. Plusieurs partis de minorités ont été créés dans les Balkans, certains sont représentés aux parlements et gouvernements comme le MDL. Ces partis affirment clair et fort leur caractère ethnique. Le cas de MDL est opposé. Son électorat est majoritairement ethnique – des citoyens bulgares d’ethnicité turque, le parti se définit comme libéral. C’est la première ambigüité.

La seconde ambigüité est que les Turcs Bulgares – environ 800 000 personnes - ne sont représentés que par un seul parti.

Lutte politique. Les deux partis sont déjà entrés en compagne électorale pour les législatives en 2009. Le discours anti-MDL permet à Boiko Borisov d’attirer une partie de l’électorat d’Ataka. Le MDL, de son coté, tire aussi profit de la montée du ton, cela lui permet de consolider et mobiliser son propre électorat. Cela permet aussi de camoufler sous des habits ethniques des thèmes sensibles comme la corruption. Quand on pose la question sur les sources de financement d’un parti, on ne devrait pas répondre que la paix ethnique est menacée. On voit une instrumentalisation délibérée de la carte ethnique, ainsi que des maladresses telles que seuls nos leaders politiques puissent produire. Excuser et légitimer le changement forcé des noms des Turcs par le régime communiste par le maire de Sofia, d’ailleurs participant lui-même à ces événements, il n’y a que chez nous qu’on peut faire de telles gaffes sans dire adieu à sa carrière politique.

La politique migratoire est une de celles dont les États délèguent à l’UE leur souveraineté avec moins de volonté. Bien que lentement, la politique migratoire se communautarise, donc passe du troisième au premier pilier, de la coopération et harmonisation intergouvernementale aux politiques proprement européennes. Le Pacte atteste de ces développements.

Les bonnes nouvelles sont que la présidence française a clairement hiérarchisé les priorités de l’UE et y a inscrit la politique migratoire, une évidence que nos autorités tardent à réaliser.

Les moins bonnes nouvelles sont que l’accent est trop mis sur la sécurité. On parle de migration en termes de contrôle, frontières, lutte contre l’immigration illégale, etc.

La migration se pense et mesure en deux formes – les flux et les stocks. Le Pacte européen sur l’immigration et l’asile est concentré surtout sur les flux, nous allons compléter la réflexion aussi par les immigrés installés ou retournés.

Intellectuels et représentants de la société civile, nous sommes concernés par le rapport entre logiques sécuritaires et de droits de l’homme que nous allons repenser dans une perspective critique.

Le profil migratoire de la Bulgarie est très diffèrent de celui de la France, nous allons les comparer et tirer les conséquences pour la politique migratoire.

On va traiter ces groupes de questions et toutes les autres que le public introduira dans la discussion.

Cela fait longtemps je n’ai pas écouté In the Mood de Glenn Miller :

In The Mood

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