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Andrew Caruana Galizia: « Malte était un pays hostile pour ma famille et moi »

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Deux ans après le meurtre de la journaliste maltaise Daphne Caruana Galizia, l’homme d’affaire Yorgen Fennech a été inculpé pour « complicité de meurtre » le 30 novembre. Mais l’île méditerranéenne connaît une grave crise politique alors que des membres du gouvernement sont également soupçonnés d’être impliqués dans le meurtre de Daphne. Cafébabel a rencontré son fils Andrew Caruana Galizia pour évoquer la situation des journalistes à Malte face au crime organisé.

« Il y a des escrocs partout désormais », écrivait Daphne Caruana Galizia sur son blog, peu avant de se faire tuer dans l’explosion de sa voiture piégée le 16 octobre 2017. Elle avait notamment révélée l’implication de Keith Schembri, chef de cabinet du Premier ministre et de Konrad Mizzi, ministre de l’énergie de l’époque dans des faits de corruption.

Deux ans plus tard, en échange d’une grâce pour ses crimes commis, Melvin Theuma, chauffeur de taxi et homme de main décide de livrer des informations à la justice. Il témoigne contre l’homme d’affaire maltais Yorgen Fennech, d’après lui, véritable commanditaire du meurtre. Ce dernier a été arrêté alors qu’il tentait de prendre la fuite dans son yacht le 30 novembre dernier, et est désormais accusé de complicité de meurtre par la justice.

Mais une autre implication provoque la colère de la famille de Daphne. L’ancien chef de cabinet du Premier ministre Keith Schembri est à son tour accusé par Yorgen Fennech, d’avoir ordonné l’assassinat. Après avoir démissionné le 26 novembre, Keith Schembri a été entendu par la police, sans qu'aucune charge ne soit retenue contre lui. Le Premier ministre Joseph Muscat a lui, annoncé qu’il démissionnerait au mois de janvier.



Comment réagissez-vous face à la décision du Premier ministre de ne pas démissionner immédiatement ?

Cela montre son mépris pour le public maltais, parce qu’il n’a même pas expliqué la raison de sa démission. Nous sommes censés l’accepter comme ça. « De toute façon, j’avais déjà l’intention de démissionner, je vais me retirer quand cela me conviendra ». C’est absurde, vous voyez. S’il veut assumer la responsabilité politique pour ce qui est arrivé — et nous souhaitons qu’il en assume la responsabilité criminelle — alors il doit démissionner immédiatement. Il ne devrait même pas avoir le choix.

Votre mère a été poursuivie plusieurs fois en diffamation, beaucoup de ces charges sont encore actives. Le Conseil de l’Europe demande l’abandon de ces charges. Comment le gouvernement maltais réagit-t-il ?

Le gouvernement a réagi en disant qu’il s’agit d’affaires civiles privées, intentées par des particuliers. Ce serait donc une violation du droit de ces particuliers de demander un recours judiciaire, si le gouvernement essayait de les empêcher de poursuivre ces charges contre ma mère. La réalité, bien sûr, c’est que la plupart des personnes qui accusent ma mère font partie du gouvernement. Donc ils ne poursuivent pas ces charges en tant que particuliers, mais en tant que membres du gouvernement, à propos desquels ma mère écrivait parce qu’ils faisaient justement partie du gouvernement.

Est-ce-qu'il existe à Malte une loi pour protéger les journalistes contre le SLAPP (poursuite stratégique contre la mobilisation publique, ndlr) ? Ou pour garantir l’intérêt public ?

Non, il n’y a rien du tout. C’est encore pire que ça. Les frais maximum prévus pour poursuivre quelqu’un en justice à Malte sont très bas. Il suffit d’un dépôt de 300 euros. Le journaliste aussi devra payer 300 euros pour répondre à ces charges. Donc si vous êtes multimillionnaire, vous avez un intérêt à poursuivre un journaliste 10, 20 ou 50 fois. Vous devez payer 50 fois 300 euros, mais pour vous cette somme ne représente rien. Cependant, le journaliste devra probablement emprunter de l’argent à ses amis et à sa famille pour pouvoir se défendre.

C’est arrivé dans le cadre d’une accusation contre ma mère. Un homme d’affaires l’a poursuivie dix-neuf fois en justice en une seule journée pour un seul article. La police est arrivée chez nous et l'huissier a accroché dix-neuf citations à comparaître sur la porte de notre maison. C’était de la folie. Ma mère a dû payer dix-neuf fois 300 euros pour se défendre. Et ces affaires sont toujours en cours.

Il y a donc ce problème de frais, et le plaignant n’a pas besoin de présenter de preuve de prime abord concernant son affaire, et le juge n’examine pas les preuves avant d’entendre l’affaire. Il n’y a donc aucune protection contre les poursuites pour diffamation.

Ces choses sont-elles courantes contre les journalistes à Malte ?

C’était une première à Malte. Ma mère a toujours été la première personne à souffrir de telles situations. Le ministre de l’Économie l’a poursuivie deux fois et son adjoint deux autres fois en même temps, donc quatre affaires au total. Il a demandé une ordonnance de saisie-arrêt pour le montant maximal de dommages qu’il pouvait gagner dans chaque affaire. Une ordonnance de saisie-arrêt est normalement utilisée dans un litige commercial. Si vous ne payez pas ce que vous devez, le tribunal gèle l’argent que vous avez sur votre compte pour s’assurer que vous payerez. Le ministre de l’Économie a donc fait cela pour un procès mensonger qu’il n’avait pas gagné et qui ne faisait que commencer. 50 000 euros ont alors été gelés sur le compte de ma mère. Et ils l'étaient encore au moment où elle a été tuée. Ce n’est désormais plus possible, la situation a changé après le meurtre de ma mère.

Est-ce-que votre mère a été victime de menaces bien avant son décès ?

Oui. Notre maison a été incendiée, notre porte d’entrée a été incendiée, notre chien a été tué. Et ce, bien avant la mort de ma mère. Elle avait 30 ans de carrière. Dès qu’elle a commencé à écrire, elle est devenue connue à l’échelle nationale parce que son style était très différent. Elle écrivait avec son propre nom, c’était une rupture totale avec tout ce qui existait avant. À Malte, il y a une grande peur d’écrire sur des personnes qui pourraient être liées à vous d’une manière ou d’une autre, et qui pourraient vous faire du mal d’une certaine façon. C’est une société très petite. On craint donc que si vous vous faites des ennemis, cela vous cause des problèmes un jour. Par exemple, si vous écrivez à propos d’un juge, un jour celui-ci pourrait être chargé de votre affaire, alors il vaut mieux ne rien dire. Parce qu’on ne sait jamais quand on peut avoir besoin de ces fonctionnaires. Ma mère ne s’en souciait pas.

Est-elle un cas unique à Malte ou y a-t-il d’autres journalistes qui osent mener des enquêtes ?

Personne quand elle était encore vivante, mais après son meurtre, deux sont apparus. Caroline Muscat, et Manuel Delia qui tient un blog. Ils travaillent selon l’esprit de ma mère. Et puis, il y a Jacob Borg du Times of Malta qui fait un très bon travail d’enquête. Mais il n’y a pas d’opinion engagée. Ma mère était traditionnellement une leader d’opinion. Elle se serait décrite comme une éditorialiste, et non comme une journaliste d’investigation. Elle est devenue journaliste d’investigation à cause de la situation, mais, en fait, elle était plus célèbre pour ses opinions.

Qu’est-ce que vous pensez de la grâce accordée à l’intermédiaire qui a donné des informations à la justice ?

Évidemment c’est très difficile pour notre famille d’accepter le fait que cet homme soit libre, alors qu’il aurait dû être en prison il y a vingt ans pour d’autres crimes. C’est donc un avertissement pour les autorités chargées de l’application de la loi. Si vous tolérez un comportement criminel parce que vous pensez, par exemple, que le jeu clandestin ne vous dérange pas et que personne ne tue vraiment personne, vous créez un système où un homme d’affaires qui veut tuer un journaliste sait à qui s’adresser. Vous voyez, ce rôle d’intermédiaire ne devrait pas exister sur une petite île. Si vous voulez assassiner quelqu’un à Malte, il ne devrait pas y avoir d’intermédiaires dans un complot de meurtre. Et la seule manière d’éviter que les personnes deviennent des intermédiaires dans un assassinat est de s’assurer qu’ils sont poursuivis pour leurs crimes précédents, de faire en sorte que ce type de personnes ne soit pas en liberté.

Du coup, est-ce que vous pensez qu’accorder une grâce à quelqu’un pour ses crimes peut contribuer à la lutte contre la criminalité organisée ?

Chaque cas est différent. Parfois, c’est la seule manière de rendre justice. Surtout dans les cas de mafia, la seule manière pour la police italienne de pouvoir poursuivre les mafieux était de faire en sorte que les gens transmettent des preuves à l’État. Le cas de ma mère est différent. Le chef de cabinet du Premier ministre aurait dû être en prison depuis longtemps pour d’autres crimes, même avant que l’idée lui vienne d’assassiner ma mère. C’est donc ça qui me met profondément en colère. La grâce est nécessaire uniquement à cause des échecs précédents de la police. Maintenant, cela semble être la seule solution.

Y a-t-il un statut pour les informateurs à Malte, comme en Italie où il est même possible de leur garantir une protection ?

Oui, l’immunité. Il n’y a pas de cadre juridique pour leur protection, mais ce chauffeur de taxi obtiendra quand même l’immunité pour tous ses crimes.

Il y a donc un cadre juridique pour gracier les auteurs de crimes...

Oui, une grâce présidentielle, sur recommandation du Premier ministre, qui, croyez-le ou non, est impliqué dans l’assassinat.


Cet article a été traduit en partenariat avec le master de traduction LEA TST l'Université de Haute Alsace

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Story by

Léa Marchal

Babélienne depuis 2018, je suis désormais éditrice pour le nouveau média ereb.eu, et journaliste freelance dans les affaires européennes. J'ai piloté la série d'articles multimédia Generation Yerevan, ainsi que le podcast Soupe à l'Union, publiés sur Cafébabel.

Translated from Andrew Caruana Galizia: “Malta felt like a hostile country to me and my family”