Alain Keler et Didier Lefèvre, les yeux de la terre
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L’interview se déroule au Café Hugo, dans le Marais parisien. Les deux photographes viennent pour me raconter leur collaboration avec l’association Les Yeux de la Terre, la production d’un documentaire photographique sur l’agriculture des pays-candidats à l’élargissement du premier mai 2004.
Sur les chapeaux de roue. C’est comme ça que l’interview commence. Mais pas celle à laquelle je pensais : c’est à moi qu’Alain Keler, photoreporter de son état, pose la question fatidique. « Alors, la Constitution, c’est oui ou c’est non ? ». Les serveurs du Café Hugo, de polis Parisiens du Marais, se retournent lorsqu’il se lance dans un volcanique plaidoyer pour le Traité constitutionnel, où il fait la part belle aux dix nouveaux pays de l’UE. C’est qu’il connaît son sujet, le bougre. Lui et son compère Didier Lefèvre, assis en face de moi, ont entamé un travail photographique, en 2003, sur les jeunes agriculteurs des dix pays à l’époque candidats à l’entrée dans l’UE. Au sein d’un collectif de huit photographes, l’association Les Yeux de la Terre a émergé tout doucement. « Au départ, on voulait juste se réunir entre copains autour d’un thème sympa. L’idée de l’agriculture s’est imposée à la fin d’un repas copieux et bien arrosé », raconte Didier Lefèvre. « Après avoir travaillé un peu en France, l’un de nous s’est avisé des prochaines échéances européennes. Nous avons donc créé le projet, Gens de Terre - la Nouvelle Europe, sur l’agriculture des pays-candidats à l’élargissement de 2004, parce que le sujet est passionnant, et aussi pour recueillir des subventions. » L’idée, c’était de témoigner, avant et après l’élargissement, de la situation des agriculteurs de ces pays. Le site internet le l’association les Yeux de la Terre ne laisse pas de doute à ce sujet : il exposera un « travail photographique documentaire », de 2003 à 2013.
Rencontre avec Pepa le Tchèque
Didier Lefèvre a choisi d’aller, entre autres, en République Tchèque. De ses trois voyages à Sasov (150 km au sud de Prague), que rapporte-t-il ? « Avant l’élargissement, Pepa, mon contact tchèque, était modérément enthousiaste à l’égard de l’UE. Et c’est toujours le cas. Il m’a montré la montagne de paperasse qu’il a remplie, mais jusqu’ici, tout ce qu’il a pu acheter avec les subventions de l’UE, c’est une veste de flanelle pour l’hiver. Pourtant, il a beaucoup investi pour mettre tous ses élevages aux normes bio européennes. En même temps, il voit Carrefour et Renault monter d’énormes usines, parce que la main d’œuvre est bon marché en République Tchèque. Et Carrefour refuse de lui prendre ses viandes bio à un tarif raisonnable… Pepa n’est pas habitué à la libre concurrence, au marché roi. »
Moissons polonaises
Après avoir vitupéré contre le serveur, qui a des difficultés à lui apporter le cappuccino de ses rêves (« Un café normal et à côté une tasse de lait mousseux. C’est pas compliqué quand même. »), Alain Keler me parle de son expérience polonaise. « Je n’ai pas pu faire tout ce que je voulais. J’étais hébergé à Tatras, dans une famille de quatre personnes. L’agriculture était plus une activité annexe dans cette exploitation, ils vivaient aussi d’autre chose. Je suis arrivé à l’époque des moissons alors j’ai pu faire des photos sympa quand même. Mais je ne sais pas si je reviendrai. En hiver, c’est plus dur, l’activité agricole est presque réduite à néant. En plus, la plupart des voyages, nous les avons fait sur nos propres deniers, ce qui freine un peu la dynamique du projet. » Voyant ma mine étonnée, ils m’expliquent que Catherine Baduel, la coordinatrice du groupe (et présidente de l’association), n’a réussi à décrocher aucune subvention suffisante pour leur travail, malgré un lobbying acharné. Effectivement payer huit photographes professionnels, sur un projet de 10 ans, ça représente une belle somme d’argent. « Environ 300 000 euros par an, sur dix ans », estime Didier Lefèvre, entre la logistique et les salaires. Malgré tout, le projet s’inscrit complètement dans la veine européenne, « et l’agriculture représente une grosse partie du budget de l’UE (environ 45% du budget total de l’Europe, ndlr), elle mérite amplement qu’on s’intéresse à elle », ajoute Alain Keler. « On a été encore plus étonnés quand Catherine Baduel a réussi à obtenir rapidement des subventions pour un projet dont elle s’occupe également, qui concerne les droits de la femme. L’hypothèse la plus probable, pour nous, c’est que le sujet agricole pourrait fâcher. » Effectivement, montrer le quotidien de populations auxquelles on prélève des matières premières bon marché et encore préservées (main d’œuvre, terres non polluées), auxquelles les entreprises françaises exportent des produits à forte valeur ajoutée, ça peut fâcher. Mais le coût du projet a aussi de quoi effrayer.
Terres brûlantes
Les membres de l’équipe, un peu dispersés, sont passés à autre chose, même si l’aventure Gens de Terre reste dans toutes les têtes.
Un ange passe au Café Hugo, s’élève au dessus de la mousse du cappuccino, survole notre table. Mais il est vite écarté par Alain Keler qui apostrophe son collègue : « Pourquoi tu ne reprends pas le travail que tu avais commencé en France, celui sur le réinsertion par la terre ? » Didier Lefèvre me précise : « C’est un travail que j’ai mené en France, entre Vannes et la région parisienne, sur les jardins sociaux. Tout ça c’était avant le projet européen, du coup j’ai laissé filer tous mes contacts, c’est difficile de tout reprendre maintenant. » Et c’est presque sur le ton du reproche que son ami le complimente : « C’était pourtant très beau, et très simple. » Alain Keler, de son côté, a essayé de raccrocher son travail au thème de l’élargissement : « Une boîte de production m’a proposé de participer à un film sur la vie d’un petit village polonais. Mais Arte a refusé le projet. » Aucun d’eux ne manque cependant d’idées. Didier Lefèvre est sous les feux des projecteurs : il est le scénariste et le protagoniste d’une bande-dessinée primée en France, Le Photographe, en trois volumes (le troisième est à paraître). Il y raconte ses souvenirs d’Afghanistan, en 1986, lorsqu’il était photographe pour Médecins Sans Frontières. Alain Keler, lauréat en 2004 d’une bourse, poursuit son travail intitulé « Le pays de la terre qui brûle », entre Israël et Palestine.
Les deux photographes me saluent et partent, absorbés par leur conversation. Le cappuccino, sablier de l’interview, est terminée.