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À Gelsenkirchen, de jeunes artistes prennent leurs quartiers 

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Culture

Ceux qui suivent le foot savent que Gelsenkirchen est la ville du Schalke 04, les plus pointus vous diront même que c'est là que Mesut Özil a vu le jour. Les autres auront du mal à placer sur la carte cette commune qui symbolise à elle seule les ravages de la désindustrialisation en Allemagne. Mais où quelques rêveurs essaient d'injecter de l'art contemporain. Reportage.

Dans la Bo­chu­mers­trasse, les im­meubles sont sou­vent en briques rouges, et pas si vi­lains. On trouve  quelques spé­ci­mens d'ar­chi­tec­ture wil­hel­mienne, mais les bâ­ti­ments se dé­litent faute d'en­tre­tien. Beau­coup de rez-de-chaus­sée sont des es­paces com­mer­ciaux, nombre d'entre eux res­tent fer­més ou aban­don­nés. Si l'on re­garde de plus près on s'aper­çoit que les fe­nêtres sont de guin­gois : en fait, cer­tains im­meubles sont construits sur des fon­da­tions ban­cales. Im­pos­sible les dé­truire un par un, ce se­rait trop ris­qué vu leur construc­tion anar­chique... et tout dé­truire se­rait trop cher. Le ré­sul­tat, ce sont des bâ­ti­ments qui conservent une cer­taine pres­tance quand d'autres ont at­teint la dé­cré­pi­tude il y a bien long­temps déjà. Bien­ve­nue dans le cœur du « quar­tier créa­tif » d'Ücken­dorf, au sud de Gel­sen­kir­chen. Soit le meilleur en­droit que la ville au­rait pu choi­sir pour « ex­ploi­ter le po­ten­tiel créa­tif ».

Le ghetto de Gel­sen­kir­chen

Si Bo­chu­mers­trasse est res­tée trop long­temps né­gli­gée par les pou­voirs pu­blics, on a du mal à croire que le quar­tier s’ap­pré­cie comme le ghetto de Gel­sen­kir­chen. L'am­biance y semble plu­tôt dé­con­trac­tée, fa­mi­liale. Et pour­tant « même les gens qui ha­bitent à un pâté de mai­sons évitent de pas­ser par là », ex­plique Vol­ker, en­voyé par la mai­rie qui semble le croire ca­pable de faire des mi­racles. « Ce qui leur fait le plus peur ce sont les Roms, pour la plu­part rou­mains et bul­gares, qui s'y sont ins­tal­lés ré­cem­ment. » Bref, la mé­fiance est grande à l'égard de ces ha­bi­tants dont beau­coup ont posé leurs va­lises dans la Ruhr en es­pé­rant trou­ver du tra­vail dans une in­dus­trie long­temps flo­ris­sante.

Dans cette rue, se cô­toient des hommes et des femmes de 42 ori­gines dif­fé­rentes. Un casse-tête par­fois, mais sur­tout « un énorme po­ten­tiel qui reste in­ex­ploité car cha­cun reste dans son coin » in­siste Vol­ker. Avec d'autres il es­saie de re­muer tout ça, et compte bien sur le ren­fort de  jeunes ar­tistes, étu­diants en 2è année à la Riet­veld Aca­de­mie d'Am­ster­dam. L'es­pace de deux se­maines, ces 53 jeunes venus des quatre coins du monde ont in­vesti les lieux aban­don­nés du quar­tier à la fa­veur de per­for­mances se nour­ris­sant du vécu des ha­bi­tants. Chris­tiane, qui pi­lote le pro­jet, est convain­cue que les at­tentes sont réelles : « de­puis qu'ils sont ar­ri­vés, on voit bien que les gens ont envie de par­ti­ci­per, de ra­con­ter leur his­toire. L'autre jour en al­lant au tra­vail, je passe de­vant un res­tau­rant ita­lien. Ça fai­sait déjà deux trois fois que je voyais bien que le chef était cu­rieux, mais cette fois il m'a sauté des­sus et m'a in­vi­tée à en­trer. Il m'a ra­conté toute son his­toire, enfin je crois car je n'ai pas tout com­pris... Il ne par­lait qua­si­ment pas un mot d'al­le­mand ! »

On ne tarde pas à avoir la preuve que cette cu­rio­sité des gens du quar­tier n'est pas feinte. Une jeune femme dé­boule dans l'open space et in­ter­rompt notre conver­sa­tion. La tren­taine, cette brune bien ap­prê­tée est vi­si­ble­ment soûle, il est tout juste 16h. Bou­teille de bière à la main, elle nous prend à par­tie dans un an­glais ap­proxi­ma­tif, et semble es­sayer de nous convaincre de l'im­pact qu'ont ces jeunes ar­tistes sur le quar­tier : « this is not a mas­ca­rade, it's about life ». Vol­ker et ses deux col­lègues sont sin­cè­re­ment tou­chés, fiers même que les gens du coin entrent chez eux comme dans un mou­lin. C'était aussi le but.

Deux se­maines pour « faire de l'art »

Les étu­diants de la Riet­veld Aca­de­mie se sont ins­tal­lés dans une an­cienne bou­tique de vélos. Tout a été ré­amé­nagé à la va-vite et pour cause : 3 mois avant leur ar­ri­vée il n'y avait rien. Les murs sont nus, sauf ceux qui ont été ta­gués à l'ar­rache par les ga­mins du quar­tier. Des pan­neaux en contre­pla­qué font of­fice de sé­pa­ra­tion ap­proxi­ma­tive entre deux « pièces ». La plus grande sert d'ate­lier, de salle de réunion, mais aussi de ga­rage à vélo et d'es­pace de sto­ckage... Au fond, on en­tend un bruit de per­ceuse, qui rap­pelle que ce lieu fonc­tionne comme une ruche où l'on ne s’ar­rête ja­mais de créer. À l'ex­té­rieur, de grandes ban­de­roles pla­cées en tra­vers de la de­van­ture an­noncent le pro­jet en cours. La vi­trine est énorme, comme pour mon­trer que tout est ou­vert et trans­pa­rent. Les ar­tistes en herbe n'ont rien à ca­cher. Ils tâ­tonnent, ex­plorent, et cer­tains n'ont tou­jours pas l'air de sa­voir ce qu'ils font là. 

Celui qui les a ame­nés, c'est Joost van Haaf­ten, pro­fes­seur d'arts plas­tiques à la Riet­veld Aca­de­mie. Tout est parti d'une conver­sa­tion qu'a eu Joost avec un so­cio­logue qui connait bien la ré­gion et qu'il a ren­con­tré l'été der­nier. « Ce fut comme un coup de foudre ar­tis­tique : il me par­lait de ce quar­tier mé­prisé et qua­si­ment laissé à l'aban­don. De mon côté, je lui ai ex­pli­qué notre vo­lonté de confron­ter les étu­diants au monde, pour les sor­tir de leur bulle. Nous ne vou­lions pas d'une ex­pé­rience dé­con­nec­tée, ils doivent in­ter­ro­ger la réa­lité. »

Sur le site de cette école qui offre toutes sortes de for­ma­tions ar­tis­tiques, du de­sign à la mode en pas­sant par la cé­ra­mique, on ap­prend que les étu­diants sont cen­sés dé­ve­lop­per leur « sta­te­ment » en tant qu'ar­tiste. À Gel­sen­kir­chen, ça donne par exemple trois jeunes filles qui oc­cupent la vi­trine d'un ma­ga­sin désaf­fecté. L'une file de la laine à l'in­té­rieur, tan­dis que les deux autres lavent les vitres à l'ex­té­rieur, ha­billées d'une com­bi­nai­son bleu ciel flo­quée « wa­shing bri­gade » en lettres d'or. Dif­fi­cile de sa­voir quel « sta­te­ment ar­tis­tique » tirer de cette pe­tite per­for­mance, mais toutes les trois ont l'air de bien s'amu­ser.