5 choses à savoir pour comprendre l’ascension de Daech
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Comment combattre Daech de manière efficace ? La première étape : accepter que ce groupe djihadiste n’a pas surgi de nulle part. Dans son livre Le piège Daech, l’historien Pierre-Jean Luizard revient sur les raisons de son succès. Nous en avons dégagé cinq points.
Inconnu il y a encore deux ans, le groupe Etat Islamique (EI) – ou Daech - est devenu en à peine quelques mois l’ennemi public numéro un. Aujourd’hui, la multiplication de ses attaques aux quatre coins du monde met toujours plus de pression sur la coalition anti-Daech. Le débat se porte sur la façon de le combattre. Bombardements, troupes au sol ? Prudence.
Comme le rappelle Pierre-Jean Luizard, historien et directeur de recherche au CNRS, « la défaite militaire de l’EI ne réglerait rien si les causes de son succès initial ne sont pas prises en compte ». Son livre Le piège Daech, paru juste un mois après l’attaque de Charlie Hebdo, revient justement sur les raisons du fulgurant succès de ce groupe. Une analyse qui, un an après, résonne au plus fort.
1. Un succès qui n’est pas d’ « ordre militaire »
Si aujourd’hui, on a tendance à associer Daech et Syrie, il ne faut pas oublier que le berceau de ce groupe djihadiste se situe en Irak. Et en particulier, dans les régions majoritairement sunnites du nord du pays. Pour bien comprendre son ascension, il faut garder à l’esprit que « les ingrédients du succès initial de l’EI ne sont pas d’ordre militaire, », insiste Pierre-Jean Luizard.
Pour comprendre cela, un rapide retour en arrière s'impose. En 2014, les premières victoires de l’EI arrivent dans un climat de tensions entre les communautés sunnite et chiite d’Irak. À l’origine de ces tensions, l’historien pointe le brutal changement de rapports de force suite à l’occupation militaire américaine. Majoritaire dans le pays, la communauté chiite s’est retrouvée au pouvoir après avoir été longuement discriminée sous le régime (sunnite) de Saddam Hussein. Et ce, tandis que les sunnites se voyaient, à leur tour, marginalisés.
Résultat : dans certaines villes à majorité sunnite comme Mossoul, Tikrit ou Falloujah, on se sent déconnecté du pouvoir chiite de Bagdad, par ailleurs connu pour prospérer sur le clientélisme et la corruption. L’armée irakienne, visage et mains du gouvernement sur le terrain, est honnie des populations. On comprend pourquoi : « L’armée a réprimé par des bombardements aveugles des sit-in organisés pour protester contre la marginalisation politique de la communauté arabe sunnite », relate Pierre-Jean Luizard.
2. Daech vu comme une « armée de libération »
Il est dès lors plus aisé de comprendre pourquoi une bonne partie de ces populations ont – au départ - accueilli de façon positive les combattants de Daech. Bien conscient de la situation, l’EI s’est présenté comme le « protecteur des sunnites ». Une stratégie gagnante, puisque l’historien va jusqu’à dire qu’à Mossoul, Tikrit, Falloujah et ailleurs, l’arrivée des miliciens de Daech est vue par beaucoup comme celle d’« une armée de libération ».
Carte : Emplacement des villes irakiennes de Falloujah, Mossoul et Tikrit
Sur place, cette armée va encore plus loin. Elle se présente comme une sorte de justicier qui va régler les inégalités passées. À Mossoul par exemple, « les miliciens exécutent publiquement les responsables désignés de la corruption », explique Pierre-Jean Luizard. Résultat : « On voit réapparaître sur les marchés des produits qui avaient fait l’objet de pénuries spéculatives, avec des prix parfois divisés par deux pour des denrées alimentaires de base ».
Dans la même veine, Daech restitue le pouvoir à des acteurs locaux à condition - bien sûr - de se plier aux mœurs des djihadistes. Ces raisons font que dans ces endroits, la majorité des Arabes sunnites, « passivement pour les uns, activement pour les autres » accepte l’Etat islamique.
3. Le coup de main de Bachar al-Assad
Aux portes de l’Irak, la guerre en Syrie est du pain béni pour concrétiser l’ambition du groupe de créer un nouvel Etat transnational faisant fi des frontières. Il faut dire que, depuis le début de la répression du soulèvement en 2011 par le régime de Bachar al-Assad, le conflit s’est communautarisé de façon croissante. On a dès lors rapidement vu émerger dans les rangs de l’opposition des groupes salafistes/djihadistes comme le Front Al-Nosra, branche syrienne d’Al-Qaïda. Et le conflit s’éternisant, le démembrement de l’État s’est précipité et a permis à ces groupes de combler un vide de plus en plus pesant.
Cela, c’est cependant sans compter sur le coup de main d’un allié inattendu. Un allié qui n’est autre que …Bachar al-Assad lui-même. Inattendu ? Tant que ça ? Pierre-Jean Luizard évoque en réalité une convergence entre les objectifs des forces djihadistes et ceux du régime. Par exemple : « Dans une volonté délibérée d’affaiblir les tendances les plus laïques et les plus pacifiques au sein de l’opposition, les autorités syriennes libèrent en 2011 des centaines de prisonniers salafistes-djihadistes », explique l’historien. « Parmi eux figurait notamment Abou Moussaab al-Souri, considéré comme le nouvel idéologue du djihad global. »
Par ailleurs, ajoute-t-il « le régime prend également soin de bombarder prioritairement les positions et les unités de l’Armée syrienne libre (ASL) » qui lutte pour la démocratie. Le message d’Assad est clair : « moi ou le chaos ! ». Ce faisant, le territoire contrôlé par des milices salafistes s’étend. Et la Syrie se morcelle…
4. Daech plus crédible qu’Al-Qaïda
Rivalités et affrontements n’épargnent pas les milices salafistes qui continuent à se battre entre elles. Cela dit, « on constate une migration constante d’une partie des troupes d’Al-Nosra et d’autres milices salafistes vers les rangs de l’État islamique », révèle Pierre-Jean Luizard. Pourquoi ? La réponse est simple : Daech apporte une perspective plus crédible. C’est en effet la première fois qu’un groupe salafiste affiche clairement l’objectif «d’occuper un territoire géographique avec l’ambition de construire un État » et d’y appliquer la charia. Un État avec un souverain, une véritable armée, des impôts et même une monnaie.
L’argent justement, Daech en détient beaucoup. Grâce à certains donateurs privés bien sûr, mais aussi – et c’est important – de par leur logique de conquête territoriale. Sur le terrain, Daech a ainsi récupéré des sommes astronomiques. Lors du « braquage » de la seule banque centrale de Mossoul par exemple, on parle d’un butin de guerre s’élevant à 313 millions d’euros. Mais les billets et l’or ne sont pas la seule source de richesse de Daech : pétrole et équipement militaire américain récupéré à l’armée irakienne jouent également un rôle décisif.
5. Séduction et rappels coloniaux
Tout en s’encrant sur un territoire, Daech cherche in fine à transcender son caractère arabe sunnite moyen-oriental. Il veut s’adresser à une communauté mondiale. Et pour la séduire, il adopte un discours universaliste. Car ce conflit, assure Paul-Jean Luizard, il n’est pas entre « Orient et Occident », mais bien entre « leur » vision de l’islam et la mécréance. Sachant que dans l’islam, « tout le monde est le bienvenu, même des Européens blonds d’origine catholique, de même que la mécréance inclut aussi bien des Arabes et des mauvais musulmans. »
Pour atteindre un maximum de personnes, quelle meilleure manière que celle de faire resurgir les frustrations coloniales, sujet ô combien sensible ? En méprisant les frontières de la région héritées d’un passé colonial, Daech instrumentalise symboliquement des éléments de l’histoire à son avantage. Comme l’explique Paul-Jean Luizard, « l’EI touche à un thème qui "parle" dans des pays comme la France, la Grande-Bretagne ou les États-Unis. En présentant les musulmans comme d’éternelles victimes d’un Occident dominateur et mécréant, il cristallise le sentiment diffus d’injustice de certains jeunes ».
« Ne pas tomber dans le piège »
Aujourd’hui, on connaît l’horreur de Daech. Elle ne fait aucun doute. Mais, comme le prévient Pierre-Jean Luizard, il ne s’agit pas de tomber dans son « piège ». Il y a un an, lors de la publication de son livre, l’historien s’inquiétait du fait que la coalition anti-Daech n’avait « strictement aucune perspective politique à offrir aux populations qui se sont ralliées à l’EI ». Force est de constater qu’aujourd’hui, la situation n’a guère changé.
Et pourtant, on le sait, victoire militaire ou non, un apaisement à long-terme est inenvisageable si les causes de l’ascension de Daech ne sont pas prises en compte. Ainsi, Pierre-Jean Luizard se demande : « Lorsque Laurent Fabius parle d’aider le gouvernement de Bagdad à rétablir sa souveraineté, se rend-il compte que c’est certainement la dernière chose que souhaitent les habitants de Mossoul, de Tikrit et de Falloujah ? » On pourrait dire de même au sujet de Bachar al-Assad, le fameux « choléra » qu’on commence à préférer à la peste. Dans cette nouvelle guerre contre le terrorisme, l’essentiel est de ne pas oublier, comme l’écrit Pierre-Jean Luizard, qu’«en réalité, l’État islamique n’est fort que de la faiblesse de ses adversaires ».
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