2016 : la bulle de filtre ou l'effervescence du conflit
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Amélie MarinEn 2016, on a souvent accusé la fameuse « bulle de filtres » de Facebook d'être la cause de tous les maux, de diviser notre société. Il n'a cependant jamais été aussi facile d'en sortir. Juste une question de volonté. N'est-ce pas ?
Jonas cligna des yeux quand son téléphone sonna. Ce graphiste indépendant était resté devant son écran jusqu'au petit matin. OK, pas seulement pour le boulot. Il n'était plus arrivé à se concentrer sur son travail à partir de neuf heures environ. Au lieu de ça, il avait cliqué d'articles en vidéos, de publications en contenus suggérés. « Si vous avez aimé cet article, vous aimerez peut-être aussi celui-ci. » Les prévisions électorales étaient favorables au candidat du centre, son nom était sur toutes les lèvres. Toutes les statistiques le voyaient déjà vainqueur. Même les journaux, que Jonas ne lisait jamais, misaient sur lui. Ça ne pouvait pas foirer. Il ferma les yeux.
Le matin suivant, ses yeux lui faisaient mal quand il entendit son portable sonner. Trop d'écran, se dit-il. À l'autre bout du fil, il entendit sa mère, excitée : « T'as vu, Jonas ? », lui cria-t-elle dans l'oreille. « Ton frère fait la une ! » En ouvrant son fil d'actualité ce matin, un monde s'écroule. SON monde. Un « populiste » allait donc désormais diriger le pays ? Comment était-ce possible, puisque toutes les prévisions étaient si positives hier ? Et tous ceux qui avaient pesté contre les populistes ? Mais de quelle une « avec son frère » était-il question ? Rien là-dessus dans son fil d'actu. RIEN. Ni populistes, ni Brexit, ni désastre. Que du vert. Tout en vert.
Le filtre des autres
Ça faisait des mois que Jonas n'avait plus de contact avec son frère. Ils s'étaient perdus de vue. La dernière fois, ils s'étaient donné rendez-vous à mi-chemin pour prendre un petit-déjeuner. Son frère avait sorti une phrase sur l'invasion de migrants, qui avait fait sortir Jonas de ses gonds. Il défendait depuis peu des idées politiques qui l'énervaient. Il vivait dans un autre quartier, avait d'autres amis, ne sortait plus de sa bulle - voyait toujours tout en rouge. Là où Jonas voyait tout en vert. Il a donc arrêté de cliquer sur les liens douteux de son frère, de lire ses publications, d'entrer dans son monde. Cela lui faisait quand même mal au coeur de ne plus être au courant de rien, de ne plus rien savoir de son frère. Ce qu'il fait, ce qu'il pense, ce qu'il ressent. Les réseaux sociaux ne sont-ils pas là pour rapprocher les gens ? Pour les connecter ?
Jonas eut l'impression d'avoir la gueule de bois. De s'être fait avoir, d'une certaine manière. Ces bulles de filtres construites, dans lesquels nous vivons aujourd'hui. Ne nous sommes-nous pas trop confortablement installés dans nos bulles, celles qui flattent notre égo ? Des algorithmes nous volent notre culture du conflit. Ils nous divisent. Dans un monde du fifty-fifty. Et ce, alors qu'il n'a jamais été aussi facile de fuir ses filtres. Quelques clics suffisent et hop ! - on est déjà de l'autre côté, à mélanger son filtre vert au filtre rouge des gens qu'on ne pourrait presque pas rencontrer offline. Online, c'est possible. Plus que jamais. Il suffit de le vouloir.
Clic. Jonas a ouvert le fil d'actualité du journal dont il n'avait jamais entendu parler auparavant. Et de fait, son frère était tout en haut de la page d'accueil, en première ligne d'une manifestation pour le candidat populiste qui avait presque remporté les élections. Clic. Like. Jonas continua de cliquer sur le profil de son frère. Il cliqua sur les pages que son frère avait likées, les photos, les amis, les commentaires. Like, like, like.
Tu filtres encore ou tu te mets à vivre ?
Puis Jonas est parti. Il avait fait son choix. Il ne voulait plus s'immiscer dans l'univers de son frère. Plus de manière virtuelle. Il voulait se rapprocher de lui, lire des choses sur lesquelles son frère lisait. Même offline. Pour pouvoir retrouver le dialogue avec lui. Il est vite arrivé aux limites externes de sa bulle verte. Mais comment en sortir ? Il trouva vite un escalier en spirale très fin. Et une minuscule porte, presque invisible. Il n'avait jamais remarqué cette porte auparavant. Est-ce qu'il la voyait seulement maintenant parce qu'il voulait justement sortir ? Une chose était sûre : il n'avait encore jamais essayé. Peut-être suffisait-il de le vouloir, pensa Jonas. Et le voilà déjà dehors.
Malgré les algorithmes, il avait réussi à laisser derrière lui sa bulle verte, rien qu'en le voulant. Il se sentit bien. Maître de lui-même. Il sauta dans le premier métro jusqu'au quartier de son frère. La confrontation n'avait-elle jamais eu un prix ?, se demanda-t-il. Ne s'entend-on pas mieux avec des gens dont on partage les idées ? Le cercle d'amis et la tradition familiale n'étaient-ils pas les algorithmes d'hier ? Nous avons toujours lu les médias et nous nous sommes toujours entourés de gens qui avaient notre couleur politique et les mêmes convictions que nous.
En arrivant dans le quartier de son frère, Jonas marqua un temps d'arrêt. Ça faisait si longtemps qu'il n'était pas revenu ici. Y avait-il encore le kiosque à journaux au coin de la rue, là où ils passaient des heures autrefois ? Avant de sonner chez le frangin, il a voulu acheter le journal dont celui-ci faisait la une. Ce ne devait être qu'un petit détour. Il voulait montrer à son frère qu'il était capable de se projeter en lui. Mais si au coin de la rue le kiosque était encore là, tous les journaux étaient verts - comme lui.
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2016, année pourrie ? Oui clairement. Mais ce n’est pas une raison pour rester là sans rien faire. La rédac a donc décidé de revenir sur la folie des douze derniers mois avec une seule règle bien précise : s’autoriser tous les droits. Fictions, histoires drôles et articles écrits en roue libre, Best Year Ever va même peut-être vous rendre nostalgique.
Translated from Fernweh in der Filterblase