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Dak'art : plongée dans la movida africaine

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Un rendez-vous international de la création contemporaine est souvent l’occasion de se frotter à la transpiration d’une nouvelle génération. Celle qu’on a rencontrée est en train de construire des ponts entre l’Europe et l’Afrique, en faisant un doigt d’honneur aux clichés sur un espace prétendument pauvre en opportunités, qui considéreraient le Vieux Continent comme l’unique bastion de l’accomplissement. Bienvenue sur la route de la Biennale de Dakar, au Sénégal, le plus grand jeu de piste à ciel ouvert du continent africain.

Le centre Kanal-Pompidou a beau avoir ouvert ses portes à Bruxelles annonçant un vent de nouveauté dans le paysage culturel belge un rien grisonnant, on a juste envie de voir autre chose. De vivre un truc qui nous connecte un peu plus à l’Afrique et à ses artistes. Ça fait un peu plus de 25 ans qu’on trainaille sur le Vieux Continent, il est temps de déplacer le curseur.

Avant gardisme et urgence d’agir

Direction le Sénégal donc, où a lieu la manifestation phare de l’agenda culturel d’Afrique et de sa diaspora en termes d’art contemporain aussi appelée Dak’art. Depuis seize ans, l’évènement a pour objectif de mettre en avant la création africaine d’aujourd’hui. Cette année, plus de 1000 artistes ont exposé leur travail dans plus de 308 lieux répartis dans Dakar et ses alentours. Comme toute Biennale qui se respecte, Dak’art est accompagnée de son avant-gardiste programme OFF qui permet à des initiatives artistiques de se déployer dans des lieux qui ne sont habituellement pas destinés à l’art : restaurants, marchés abandonnés, maisons privées, espaces publics... Ce OFF, c’est avant tout le désir de s’inscrire dans quelque chose de différent, loin de la formule aseptisée du white cube. Le thème choisi pour cette année est l’ « Heure Rouge », référence à une œuvre de l’un des pères de la négritude Aimé Césaire, qui parle d’une énergie transformatrice et d’une urgence d’agir. Ça, c’est la version officielle, un brin intello.

On décide de ne pas perdre plus de temps. Armés de notre programme, on négocie un taxi pour rejoindre l’ancien Palais de justice qui sert, parmi cinq autres, de lieu d’accueil pour la programmation IN de la Biennale. Le taxi nous plante en plein milieu du quartier des ambassades où la brise de l’océan rivalise difficilement avec la fumée des pots d’échappement. Le chauffeur nous indique vaguement un bâtiment qui ressemble à un Palais de justice. Sauf que non, ici c’est l’ancienne direction des douanes. Le Palais de justice a changé trois fois de lieu en l’espace de quelques années, nous dit-on. Du coup, difficile de distinguer l’ancien de l’ancien (…de l’ancien).

1h30, deux taxis et cinq braves passants plus tard, on débarque enfin sur le site du vrai ancien palais de justice. Ce somptueux bâtiment laissé à l’abandon depuis 20 ans a été réaménagé en musée d’art contemporain pour l’occasion. L’endroit est plutôt intimidant. Il y règne une douce fraîcheur, mais on a aussi l'étrange sentiment de pénétrer dans un espace qui s’est figé dans le temps. Simon Njami, le curateur de la Biennale nous explique qu’il a fallu du temps aux Sénégalais pour franchir les portes de cet ancien palais de justice. Il a abrité des grands procès, tels que celui de l’ancien premier ministre Mamadou Dia, qui avait ému l’Europe et notamment des gens comme Sartre ou Mitterrand. Il y a aussi une certaine croyance que des esprits habitent encore l’endroit. L’espace d’un instant, on croit en voir passer un. Notre œil est interpellé par une lumière provenant d’une ancienne salle d’audience plongée dans le noir. Fausse alerte. L’inscription au néon « It’s not the end of the Wor(l)d » révèle l’œuvre de l’artiste anglo-zimbabwéenne Dana Whabira. Elle examine la formation de la langue et des identités locales à travers la rencontre coloniale entre la Grande-Bretagne et le Zimbabwe. La pièce explore comment la langue a été saisie par les colonisateurs, non pas comme un moyen de communication mais comme un moyen de contrôler et d'exploiter. Avides de plus d’explications, on tape rapidement le nom de l’artiste qui nous amène vers le hashtag #deconstructingboundaries. « L’idée est de défendre une culture de l’hybridité qui supplanterait les nationalismes culturels », lit-on sur le site de l’artiste.

Africa is not a country

Devant l’œuvre de Whabira, une jeune femme tente de se faire prendre en photo. Jessica Colliander, Suédoise de 27 ans, vient rendre visite à sa famille sénégalaise. Visiblement touchée par la conscience historique de l’artiste, elle nous confie regretter que l’histoire de l’Afrique ne soit pas plus enseignée dans les écoles en Europe. « Venir à la Biennale, c’est accéder à un contenu artistique contemporain qui n’est pas très visible en Europe et aussi une façon de découvrir l’histoire au travers d’un art qui a des choses à raconter sur le continent. C’est aussi une fenêtre sur d’autres cultures africaines et une occasion de découvrir l’Afrique, dans sa diversité et de façon plus honnête ». Elle n’a pas tort. On ne le répètera jamais trop assez, mais « Africa is not a country ». Ce Palais de justice regorge d’œuvres d’artistes venus des quatre coins du continent et au-delà. On reprend nos pérégrinations sur la route du OFF cette-fois, à la recherche de l’exposition Core Dump de l’artiste sud-africain François Knoetze qui démonte le mythe de l’utopie techno-libertarienne de la Silicon Valley. Parce que les soucis de performances et d’agilité ont bel et bien des implications sur les unités de production en Afrique.

Crédits ML Bahati

L’expo est abritée par Kër Thiossane, une maison qui cache pléthore d’initiatives allant du Fab lab, aux résidences d’artistes, en passant par un jardin artistique. Kër Thiossane qui existe depuis 16 ans, s’inscrit dans un contexte d’économie créative naissant sur le continent. Cachée derrière ? L’idée de permettre à l’art et à la culture de contribuer à l’innovation sociale, notamment via l’échange des savoirs libres.

On ne sait plus où donner de la tête. On a juste envie de rester pour toujours, de s’imprégner de tous les projets et de ce dynamisme. C’est le cas de Marion, une Franco-Ivoirienne de 25 ans, venue faire un stage de 6 mois chez Kër Thiossane, et qui n’est jamais repartie. Se décrivant comme une « vraie Normande », elle a fait le choix de troquer sa vie de Parisienne pour venir en connaitre davantage sur l’Afrique. « Dakar devient la ville tendance de l’Afrique de l’ouest avec l’arrivée d’une nouvelle génération d’artistes qui est en train de développer sa propre scène alternative et panafricaine, explique-t-elle. Même si elle reste encore assez restreinte, elle affiche une volonté de s’inscrire au sein du rayonnement artistique et culturel du continent africain et non pas uniquement pour rattraper l’international ou pour satisfaire à des standards occidentaux. »

Ce nouvel élan vers le continent s’explique par une volonté de combattre un imaginaire sur l’Afrique fantasmé et fabriqué en Europe, en décalage avec le réel. Souvent idéalisé, parfois périmé car l’entourage a décidé de couper les ponts avec le continent. Difficile alors de s’y intéresser de plus près car la culture dominante est euro-centrée. Marion nous explique que comme nous, elle avait une version très différente de l’histoire de l’Afrique avant d’arriver ici. Vivre les tensions et l’effervescence liées à l’arrivée d’Emmanuel Macron à Dakar en février dernier lui ont fait comprendre plein de choses. D’abord, le silence assourdissant qui existe en Europe par rapport au passé colonial. Ensuite, l’implication de son pays dans les États anciennement colonisés. Venir y vivre une expérience, c’est un peu le seul moyen de faire la synthèse de ces deux mondes et surtout de chausser d’autres lunettes que celles que l’on porte habituellement quand il s’agit d’expliquer l’Afrique en Europe.

« Ici au moins on a l’occasion d’exister pour autre chose que le fait d’être une personne de couleur. »

Après un énième bras de fer avec le chauffeur de taxi, on débarque à la tombée de la nuit à Niaye Thiokers, qui paraît-il, est l’un des derniers bidonvilles du centre-ville de Dakar. On nous indique quelques endroits à éviter, mais il y règne une ambiance plutôt bon enfant, comme prise d’assaut par une forme d’autorité adolescente. On assiste en direct à une impression 3D et à un atelier itinérant d’impression textile où on retrouve Marion et l’un de ses acolytes qui nous explique comment programmer son imprimante. « C’est hyper simple », nous dit-il en sortant sa pièce fraîchement imprimée. On a envie d’y croire mais on va plutôt tester l’impression textile. « Toutes les typographies sont à télécharger librement », continue-t-il. Tu prends, tu te sers et tu crées, c’est ça le bien commun ! C’est la folie des poupées russes, chaque initiative en cache une autre tout aussi enthousiasmante et inspirante.

Génération Yen a marre

Parmi les lieux du IN, la Biennale est aussi abritée par l’Université Cheik Anta Diop qui expose entre autre le travail du peintre Abdoulaye Diallo. Il faudra repasser, car ce jour-là, des heurts violents ont lieu entre les forces de l’ordre et les étudiants. Ces derniers manifestent à coup de lancer de pierres, à la suite du décès d’un étudiant quelques jours auparavant dans le nord du pays lors d’une manifestation contre le retard dans le paiement des bourses étudiantes. Un tableau qui, bien qu’on ne l’ait pas vécu, rappelle étrangement les soulèvements du mai 68 sénégalais, déclenché pour les mêmes raisons.

Crédits ML Bahati

Un peu plus loin, on tombe sur cette inscription, « France dégage », repérée à plusieurs endroits de la ville. Derrière ce slogan, se cache une campagne de lutte pour la souveraineté monétaire des pays africains de la zone CFA. Nés de l'évolution de l'ancien empire colonial français, ces espaces monétaires et économiques se trouvent toujours sous une double tutelle - française et européenne - encore susceptible de dévaluer la monnaie. Cette campagne a été lancée en 2017 par un collectif d’étudiants appelé Urgences Panafricanistes qui considère le combat contre l’impérialisme comme une lutte générationnelle. Une génération qui s’inquiète entre autres de voir que la grande distribution, en particulier les groupes français, crée des supermarchés Auchan dans toutes les grandes villes au détriment des entrepreneurs locaux. Tout cela nous rappelle qu’il existe une jeunesse qui n’a pas attendu la Biennale et son « Heure Rouge » pour s’emparer à bras le corps d’une urgence de contrer des dynamiques politiques et historiques qui durent depuis des décennies. Comme le disait le collectif de rappeurs, d’étudiants et de journalistes Yen a marre créé en 2011, la coupe est pleine. « Il nous faut déconstruire et rompre avec toutes ces tares qui nous empêchent de décoller ».

Akya Sy a décidé de voler de ses propres ailes avec La boite à idées. Cette jeune designer a été inspirée par le potentiel créatif qu’offre le pays, et a décidé de faire de son lieu de vie, une maison d’accueil pour les artistes du continent. À l’intérieur de ce havre de paix, on a l’occasion de discuter avec Sorana, graphiste belgo-béninoise qui trouve qu’en général, on a encore trop de mal à concevoir qu’une capitale africaine peut être tout aussi porteuse d’opportunités que Londres ou New York. Voire plus. « Ouais, c’est vrai il y a des coupures d’eau et d’électricité mais après un certain temps, ça devient presque un détail, clame-t-elle. Ici au moins on a l’occasion d’exister pour autre chose que le fait d’être une personne de couleur. Même si au final, c’est loin d’être évident car on est malgré tout toujours considérés comme des Européens et qu’on est nous-mêmes confrontés à nos propres idées reçues sur l’Afrique. »

Pendant notre dernière escapade, on tombe par hasard sur notre fameux peintre Abdoulaye Diallo, dont on avait tenté de voir les œuvres deux jours plus tôt. La jeunesse engagée, il l’incarne plutôt bien malgré ses 65 ans. Il se décrit comme faisant partie des jeunes peintres du Sénégal, ayant commencé à peindre à l’âge de 59 ans. En sirotant sa menthe à l’eau, il nous parle de sa peinture haute de deux mètres, du rôle qu’il voit dans l’art comme moyen d’émancipation pour les jeunes du continent et au-delà. « Ce qui me réjouit surtout, c’est quand de jeunes étudiants ou de jeunes artistes viennent me voir pour se réapproprier le contenu de mon travail, se nourrir la tête pour ainsi pouvoir donner plus de contenu à leur liberté ».

On finit par lui demander ce qu’il a pensé de cette biennale. Il nous répond qu’au fond, ce qu’il aime surtout « c’est le jeu, celui qui le mène à toutes les bêtises». On lui répond que nous aussi on s’est bien amusés. Cette épopée à la nonchalance presque involontaire nous a dit de façon artistique les « multiples possibles qui nous sont ouverts sur le continent, pour peu que nous nous décidions à les incarner pleinement ».

  • Crédits photos: Segge siggi (photo de couverture) ML Bahati (France dégage) Serine Mekoun