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Tourisme : dans les torts d'Amsterdam

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La vie à Bruxelles m’a offert deux choses : les fricadelles et la possibilité de transiter vers Amsterdam en 2h. Le temps d’un weekend, à moi les plaisirs licites, les supermarchés nickel et les canaux pittoresques... Sauf que 48h durant, je me suis retrouvée au milieu d’une story Instagram infernale. Alors j’ai cherché à savoir comment on en était arrivé là. Et je crois bien avoir trouvé.

C’était la promesse d’un aller-retour à 20 balles : passer le weekend à Amsterdam, profiter du calme des canaux, se perdre dans des rues pavées et oublier Bruxelles en sentant des tulipes. Mais à peine sortie de l’auberge, je m’aperçois vite que la quiétude néerlandaise que je suis venue chercher est aussi vraie qu’une info sur un forum truffé d'infox. À peine mon sac-à-dos déposé que je suis entraînée dans une foule à touristes digne d’une victoire de Coupe du monde. Selfies par-ci, stories par là, pas un coin de rue n'échappe à la fièvre qui s'est emparée de la ville.

Les embarras d’Amsterdam

Il faut dire que la météo est toujours aussi estivale. Avec un mélange de joie et de culpabilité, les lunettes de soleil vissées sur le nez, chacun se prend à apprécier malgré lui les effets du changement climatique. Les terrasses sont pleines, les canaux débordent de péniches et autres embarcations aux noms évocateurs – Sunshine, Dutchman, Friendship... - qui se suivent et s'entrechoquent. Car en ce samedi après-midi, le canal est embouteillé. Les rues aussi d'ailleurs, comme je ne tarde pas à le constater en me dirigeant vers la place du Dam où les hippies se réunissaient dans les années 60. Merci Lonely Planet. Les vélos, les trams, les voitures, les tuk-tuks écolos créent un joli chaos que cherche à capturer un homme d'une cinquantaine d'années assis sur un banc, son appareil photo à la main. Une femme élégante perchée sur des talons qui font honte à mes Gazelles, sort d'un célèbre magasin de sportswear, visiblement ravie mais exténuée. Elle n'a pas rejoint celui qui l'attend sagement à la sortie, que « clac ! », son expression est figée à jamais.

Happée par le flux des touristes, je finis par m'installer dans un café cosy en face d’un coffee shop à quelques mètres de la place. Hébétée, je commande un cappuccino que j'hésite à transformer en story Instagram et me mets à méditer sur ce que certains appellent la « Disneylandisation ». Comprendre : la transformation, sous l’effet du tourisme de masse, de destinations comme Venise, Barcelone, Lisbonne, Santorin, Maya Bay (Thaïlande) etc. en parcs-à-thème géants. Mais de quoi parle-t-on exactement ?

Voir aussi : « Tourisme durable : des vacances écolos sont-elles possibles ? »

Un tourisme no limit ?

Si le tourisme de masse n’est pas une nouveauté et renvoie à la démocratisation, à partir du milieu du 20ème siècle, d’une pratique autrefois réservée aux classes sociales les plus aisées, ses premiers symptômes dans la capitale des Pays-Bas apparaissent en 2015. Cette année-là, la municipalité se lance dans la limitation des locations de péniches transformées en hôtels tandis que des locaux manifestent contre l’augmentation du nombre d’hébergements touristiques, notamment dans le centre.

En août 2017, on compte davantage de personnes dans les hôtels et logements Airbnb que d'habitants à Amsterdam.

De fait, le tourisme connaît dans l’aire métropolitaine d’Amsterdam une croissance constante depuis la crise économique de 2008-2009 (OIS), en phase avec la tendance au niveau mondial. En 2017, le nombre de touristes domestiques et internationaux y atteint le record de 42 millions pour une ville qui compte moins de 900 000 habitants (bureau central de la statistique CBS). À tel point qu’en août 2017, on compte davantage de personnes dans les hôtels et logements Airbnb que de résidents. Parce que le tourisme de masse n’est pas qu’une question de quantité mais aussi voire surtout de capacité. Or en 2016, la capacité d’accueil avait déjà presque atteint son maximum avec un taux d’occupation des hébergements touristiques de 82 % (OIS).

Résultat ? Nuisances, pollution, flambée des prix de l’immobilier… et exaspération des locaux. D’après une étude de la municipalité d’Amsterdam, les déchets, les embouteillages et le bruit sont des motifs de plainte particulièrement répandus parmi les habitants, ainsi que les difficultés pour se garer. D’autres nuisances sont plus circonscrites : le sentiment d’encombrement, la perception du nombre d’hôtels et de locations saisonnières touchent surtout les quartiers centraux.

Une commerçante rencontrée pendant une de mes pérégrinations touristiques témoigne de ce constat. Sa boutique, située à proximité du fameux Quartier Rouge, interpelle le passant grâce à une vitrine pleine d’objets en tous genres, tous plus charmants les uns que les autres. Une écriteau vintage à l’entrée affiche la mention « Home-made Dutch diner », comme pour contrecarrer l’offre de restauration internationale des autres enseignes. « C’est moi qui cuisine », me confirme-t-elle en souriant, avant de me confier qu’elle ne peut ouvrir sa boutique après 20 heures en raison des dégradations que risqueraient de causer les touristes euphoriques voire déchaînés une fois la nuit tombée.

À l’auberge, c’est au tour d’un groupe d’amis d’une vingtaine d’années de regretter les effets du tourisme de masse : venus d’Allemagne pour le week-end, ils ont vite abandonné l’espoir de visiter la maison Anne Frank et le musée Van Gogh, dissuadés par les 2 voire 3 heures de queue qui les attendaient. Pour cette fois en tous cas. « On réservera nos billets à l’avance au prochain voyage ! », se rassure Erik pour qui c’était la première excursion à Amsterdam. Angela, sa compagne de route semble plus sceptique. Son sac-à-dos solidement arrimé à ses épaules, elle lui jette un regard moqueur avant d’annoncer à ses amis qu’il est temps de rejoindre Amsterdam-Central, la gare principale de la ville, direction Berlin.

De la masse à la manne touristique

C’est tout le paradoxe du tourisme de masse, qui exaspère les locaux… mais aussi les touristes. Jusqu’au point de nous rendre tous schizos. À travers les grandes baies vitrées du café où j’ai trouvé refuge, j’observe les masses de gens qui se pressent et s’agitent dans les rues. Touristes parmi les touristes, je refuse cette étiquette. Moi, une touriste comme les autres ? Vous êtes sérieux ? Cette haine commune du « touriste » me conduit à échanger quelques mots avec un des serveurs au look délicieusement hipster – chemise à carreaux, barbe soignée, lunettes décoratives. Après quelques banalités tourismophobiques, Noah lâche : « Tu sais combien d’œufs j’ai jetés ? ». Je ne comprends pas tout de suite et lui demande de répéter, pensant qu’il veut me partager une super recette d’omelette vegan (?!) ou faire la promotion d’un des plats à la carte. « Do you know how many eggs I’ve thrown at tourists ? », reformule-t-il plus distinctement avant que le devoir l’appelle à une autre table. Constatant ma perplexité, il revient à la charge et m’explique que le bruit des touristes empêche régulièrement ses enfants de dormir. D’où le jet d’oeufs, pratique somme toute assez classique d’expression d’un ras-le-bol.

« Tu sais combien d'oeufs j'ai jetés sur des touristes ? »

Noah, serveur Amstellodamois.

C’est bien là le problème : si les touristes empêchent les enfants de Noah d’avoir un sommeil tranquille, ils sont aussi son gagne-pain, ses clients privilégiés. En 2017, le secteur touristique a ainsi généré 75 millions d’euros au niveau national et fourni du travail à 641 000 personnes, l’équivalent des 3/4 de la population d’Amsterdam . Dès lors, comment profiter de la manne touristique sans subir les inconvénients du tourisme de masse ?

Lire aussi : « Meet My Hood : Amsterdam-Nord »

« Spread tourism », disperser pour mieux maîtriser ?

C’est cette difficile équation que tente de résoudre le gouvernement néerlandais grâce à une stratégie de dispersion des touristes dans le temps et dans l’espace. Le nom officiel de cette stratégie implémentée par NBTC Holland ? : « HollandCity ». Grosso modo, il s’agit d’accueillir autant de touristes voire plus mais de mieux les répartir sur l’année et sur le territoire. La promesse ? Désengorger les zones les plus saturées sans perdre les bénéfices associés au tourisme et à son essor, soutenu par une demande croissante en provenance de pays tels que les États-Unis, la Chine et la Russie (CBS).

Mais plutôt que de limiter le tourisme, cette stratégie ne risque-t-elle pas d’en repousser les limites en l’étendant à de nouveaux territoires, sans pour autant vraiment résoudre la question de l’hyper-sollicitation des destinations internationalement prisées comme Amsterdam ? Architecte et consultant, auteur d’un essai sur le futur touristique de la ville, Stephen Hodes prévient dans un article publié sur Dutch News que « les touristes étrangers veulent visiter Amsterdam et les efforts pour encourager les visiteurs à se rendre dans d’autres régions du pays ont peu de chance de réussir » .

À moins de déplacer la maison Anne Frank, le Rijksmuseum et le musée Van Gogh, de désinscrire la ceinture des canaux du patrimoine mondial de l’UNESCO et/ou de remplacer les prostituées du Quartier Rouge par des poupées Barbies, il y a peu de chances que les touristes se détournent d’Amsterdam. Même s’ils se laissent séduire par Rotterdam ou Maastricht, s’en vont faire du shopping à Groningue ou prendre le ferry pour les îles de Wadden dans la province de la Frise comme le propose NBTC Holland, difficile d’imaginer qu’Amsterdam ne sera pas toujours incluse dans le package.

Au moment où, vers 16 heures, je finis par sortir de mon refuge, je m’apprête à prendre en photo le reflet dans le canal des maisons aux teintes orangées qui le longent quand je me ravise, consciente de ma contribution à ce phénomène global qu’on appelle le tourisme de masse. Et si, à la différence de celui-ci ou d’un tourisme « éthique » en surface mais tout aussi destructeur dans les faits, un tourisme responsable ne commençait pas par la prise de conscience de son propre impact ? Ou de son propre reflet ?


Photo de couverture : (cc)misgn/pixabay