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Etudiants à Istanbul : petite leçon d’apolitisme

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Politique

Septembre 2010. Les étudiants de l’université d’Istanbul ont la réputation d’être farouchement politisés, au point que même la cantine se diviserait entre tambouille libérale et coction conservatrice. Une journaliste lituanienne et un journaliste français sont allés se confronter à ce mythe qui à première vue a disparu au profit d’une nouvelle génération apolitique. A moins que…

Dans l'immense mégalopole turque, les étudiants sont disséminés entre sept universités publiques et trente privées. Mais jusqu’à peu, la séparation la plus marquante était binaire et 100% politique : d’un côté, les jeunes loups libéraux, qui lisent les journaux en fumant leur clope et manifestent à tout rompre ; de l’autre, les étudiants conservateurs, qui méditent leur Coran en tripotant leur chapelet.

Cantine politique, un mythe à démonter

 Mythe : les cantines universitaires servent 2 sortes de mets selon l'affiliation politique

Ce sont tout au moins les bruits de couloirs qui ont aiguisé notre curiosité et nous ont orienté vers l'Université d’Istanbul. La cantine, a-t-on ouï-dire, y serait même coupée en deux, et les plats varieraient en fonction de l’appartenance politique. Dis-moi ce que tu manges, je te dirais en quoi tu crois… Est-ce toujours le cas ? Pour pénétrer dans la plus vieille et prestigieuse université d’Istanbul, les étudiants exhibent leur carte d’identité sous une énorme arche puis se dirigent le long d’un chemin bordé de gazon, croisant jeunes filles voilées, joueurs de basket et, à notre grand désarroi, peu d’étudiants adeptes de l’anglais. Quand nous en trouvons un, il nous guide aimablement vers la cantine. Au menu, sandwichs et coca-cola… ça m’a tout l’air d’être permissif tout ça. Kerem, assis devant son journal, nous prend au dépourvu : « La cantine est à tout le monde ! » Pour ce doctorant en droit, les étudiants qui l’entourent ne sont pas du tout politisés, « c’était peut-être plus le cas avant ». Et les débats politiques qui agitent la vie étudiante aujourd’hui ? Selon Kerem, le gouvernement actuel est très bien jugé par les jeunes : « Pendant 13 ans, manifester sur la place Taksim était interdit, par risque de contagion mafieuse se justifiait-on. En revenant sur cette interdiction, le gouvernement a bien agi : les gens manifestent et personne n’est blessé. Du coup tout le monde se demande pourquoi on ne l’a pas fait plus tôt… »

Où le voile ne fait pas débat

Pas de conflit sur le voile à l'université selon lui : "Le changement s'est passé en douceur" Même la dernière nouvelle passe comme dans du beurre. Les filles voilées peuvent garder leur voile au sein de l’université. « Auparavant, elles devaient l’enlever à l’entrée, c’était un gros conflit, mais le changement s’est passé en douceur ». Kerem sera très surpris d’apprendre qu’au sein de l’UE, en France par exemple, des Etats s’opposent au port du voile à l’université, voire à l’école.

C’est donc le voile qui fait débattre, les cantines sont banales et tous les étudiants s’y rendent de concert… Première surprise. Dans le patio cossu du département de droit, une étudiante en droit continue de nous étonner : « Aujourd’hui, la vie étudiante est beaucoup plus vivante et drôle qu’avant. Les seules attractions étaient les clubs intellectuels et politiques… On se marre beaucoup plus ! » Quant à connaître son appartenance politique, l’étudiante de 23 ans répond que « la génération est apolitique ou, tout du moins, préfère ne pas donner son opinion. » Selon elle, les étudiants n’ont pas d’avis tranché sur le port du voile à l’université : « Tout le monde est libre de s’habiller comme il le souhaite. Seuls les politiques sont divisés sur ce sujet ». Intéressant. Il semble que la relation à la politique s’est profondément modifiée ces dernières années. Et les cantines ? « En 2005, les cantines étaient encore coupées en deux. Je l’ai vécu pendant ma première année. La ligne de démarcation se faisait surtout entre fumeurs et non-fumeurs. Mais la nourriture était la même pour tous. D’un côté, les libéraux lisaient le journal, de l’autre, les religieux jouaient avec leur chapelet. » Mais où sont-ils aujourd’hui ? « La plupart ont déjà reçu leur diplôme ; les autres ont été expulsés suite à des problèmes avec l’université », répond l’étudiante. Ainsi le bruit de couloir était fondé, même si rien de l'ambiance électrique d'antan ne transparaît à présent, étouffée par la nouvelle génération apolitique et plus tournée vers son portable pour organiser la prochaine soirée en boîte que pour se rendre aux réunions militantes du vendredi soir.

Flash mob

 Ils s'opposent aux intrusions fréquentes de policiers dans l'enceinte de l'université

Vu qu’il n’existe pas de menu libéral ou conservateur, notre déjeuner se fera dehors, au calme. Mais au loin, des cris se font entendre, entre la marche militaire et le match de foot. Surpris, encore lovés dans notre cocon apolitique, on se retrouve nez à nez avec des étudiants qui scandent des slogans martiaux et tiennent des pancartes de toutes les couleurs. Une flash mob ! A l’entrée d’une université apolitique ! Autour, quelques journalistes et photographes et un public inerte et peu nombreux qui arbore un air de déjà-vu. 10 minutes après, c’est la fin. Dispersion. Can uğur, l’un des membres de Youth Opposition, « une organisation révolutionnaire qui marche dans les traces des générations de 1968 et 1978 et qui compte entre 2.000 et 2500 membres dans le pays », m’explique qu’ils manifestent contre la loi permettant à la police d’entrer dans l’université pour effectuer des contrôles de manière arbitraire, voire utiliser la force. « Nous manifestons tous les vendredis pour changer ça », explique-t-il. Marxiste jusqu’au bout des ongles, le jeune militant voit derrière la dépolitisation des jeunes turcs la main des médias et du pouvoir. Le débat sur le voile à l'université n’est à ses yeux qu’un faux problème qui détourne l'opinion des questions qui comptent, soit la pauvreté et l’inégalité d’accès à l’éducation… Vous avez dit « génération apolitique » ?

Photo : Une ©Emmanuel Haddad ; cantine : (cc) iwouldstay/Flickr ; étudiant en droit : ©Emmanuel Haddad ; flashmob : ©Daiva Repečkaitė