Participate Translate Blank profile picture
Image for Croatie : Mamutica, la mue extra-large 

Croatie : Mamutica, la mue extra-large 

Published on

Story by

Chiara Dazi

Translation by:

Cécile Vergnat

Style de vieEU-TOPIA ON THE GROUND

Mamutica, le plus grand complexe résidentiel croate, est un chassé-croisé fascinant de personnes,  de cultures et de rêves. Ayant connu la République socialiste yougoslave, la guerre civile pour finalement faire son entrée dans l’Union européenne,  l’histoire de la Croatie raconte un monde qui change rapidement. Cependant, le quartier de Travno, dans le nouveau Zagreb, semble ne jamais changer. 

Mamutica, c'est le nom du plus grand immeuble de toute la Croatie, le plus imposant de celle qui était autrefois la République socialiste yougoslave : « ce colosse » de béton fait 240 mètres de long et environ 70 mètres de haut. On le trouve dans une petite ville dans la ville, une « Yougoslavie en miniature » dans le cœur du quartier appelé « Novi Zagreb » (Nouveau Zagreb). Située le long de la rive du fleuve Sava, du côté opposé à au Zagreb historique, cette zone se développe en suivant un plan urbain moderne et fonctionnel. Auparavant, il n’y avait que des champs et des prés. Les constructions ont commencé à partir des années 50 et des nouveaux quartiers ont vu le jour jusqu’à la moitié des années 80.

Travno

Conçu dans les années 70, le quartier de Travno se caractérise par ce qui est encore aujourd’hui appelé le « salon du quartier », un grand parc autour duquel se trouvent tous les complexes résidentiels. A l’ouest donc, s’élève Mamutica, un immeuble de 20 étages. Afin d’appliquer le principe « mélanger pour ne pas créer de ghettos », les appartements subventionnés ont été attribués à des travailleurs, des universitaires et des militaires. Le but étant de garantir dans les nouveaux quartiers une diversité sociale et un mélange des origines. Ceux qui auraient successivement construit le pays dans les années du développement arrivent de toutes les régions de la Croatie et de l’ex-Yougoslavie.

Une solidité qui rassure

Aujourd’hui, la qualité de vie à Mamutica et dans les quartiers du nouveau Zagreb se trouve être la meilleure de tout pays et constitue « le petit secret partagé » de ses locataires : c’est un succès du point de vue de l’efficacité  et de la vision urbaine adoptée. Les parties communes et les espaces verts favorisent un style de vie communautaire, totalement différent de celui des villes (où le style est « inhumain » et « aliéné » selon certains de mes interlocuteurs). Vus de l’extérieur, ces mammouths de béton anonymes sont visibles depuis les cités-dortoires culturellement stériles,  elles ne se sont cependant pas transformées en banlieues problématiques à la française. Parmi les interviewés,  certains se sont servis du conte Le pécheur et le petit poissonde d'Alexander Pushkin pour me décrire l’atmosphère de jalousie et de désillusion qui règne en Croatie entre voisins et locataires de Mamutica. Ayant survécu à la difficulté des transformations historiques, ces personnes regardent avec appréhension un futur incertain. Mamutica reste au contraire un point fixe pour eux. Comme dit l’ethnologue Valentina Gulin, le béton du grand immeuble semble être la seule certitude qu’ils ont : c’est une solidité qui les rassure.

Reportage photo

Voici un voyage visuel entre les espaces et les habitants de la « Croatie en miniature » pour réfléchir sur l’identité de notre voisin de palier en Europe.

776 appartements répartis sur 18 étages avec 6 portes d’entrée : c’est le Mamutica (la « femelle du mammouth », en croate). Ce  complexe résidentiel  a été construit à Zagreb en 1974. Son petit frère, également appelé « petit mammouth », se trouve juste en face et regroupe 390 appartements. Jusqu’à la guerre civile, 5000 personnes y vivaient. Aujourd’hui en revanche, d’après le recensement de 2011, les 1166 logements des complexes étaient habités par 2675 locataires.

D’après Mirkovic, l’architecte de Mamutica, « tout le nouveau Zagreb est un exemple d’architecture rationnelle d’aujourd’hui. L’architecture n’est en revanche qu’une scénographie et une confusion urbaine dirigée par d’autres intérêts ». Toutes les commodités  pour répondre aux besoins des locataires sont à portée de main : les commerces, les bureaux de poste, les services, les écoles, les crèches… C’est la réalisation de la « la machine à habiter » de Le Corbusier.

Depuis le 15ème étage de Mamutica, on aperçoit le parc, également appelé « le salon du quartier ». C’est le cœur du quartier de Travno (« herbe », en croate) il accueille la crèche, les écoles mais aussi l’église depuis 2008 (dont la construction dans le parc a été vivement discutée). Selon Miroslav Kollenz, l’architecte du quartier, les bâtiments devaient porter le nom de certaines fleurs en hommage au passé. En fait, auparavant,  toute la zone au-delà du fleuve Sava (en somme le nouveau Zagreb) était couverte de champs et de prés.

Le plateau, ou l’étage surélevé est la place centrale du « pays » Mamutica. A l'époque de la République socialiste de Yougoslavie, les appartements étaient assignés, par les entreprises, aux familles de leurs employés (comme c’est le cas pour INA, la société d’énergie de l’Etat). Etant donné la  présence d’une caserne à proximité, beaucoup de logements ont été achetés par l’armée et donc réservés aux militaires (au départ serbes puis croates). L’objectif étant de garantir dans le quartier une certaine diversité d’extraction sociale et un mélange d’origines : une sorte de « Yougoslavie en miniature ».

Dino, un ingénieur originaire du Monténégro, travaille au kiosque au centre du plateau : six jours sur sept depuis vingt-trois ans. Il parcourt souvent à pieds le trajet depuis son domicile situé dans le centre de Zagreb. En attendant que les clients viennent lui acheter des cigarettes, Dino observe, derrière sa petite fenêtre, les habitants. Il connaît leurs histoires par coeur car beaucoup d’entre eux se confient à lui. D’après Ljlijana, « à Mamitica on peut avoir la vie privée qu’on désire », mais la vie en communauté demande quelques compromis. En se promenant le long du plateau on sent le regard inquisiteur de nombreux voisins qui nous observent depuis leurs balcons. 

« Pendant la guerre, les vitres étaient recouvertes de ruban adhésif pour éviter qu’elles ne se brisent lors des détonations », se souvient Vesna, qui travaille  à la bibliothèque du quartier depuis 1988. « Avant la guerre on vivait tous ensemble », continue-elle.

Paška čipka est la dentelle de Pag, elle est référencée dans le patrimoine culturel de l’Unesco. Dessinée en 2009, lors d’une des nombreuses performances artistiques réalisées à Mamutica, la dentelle recouvre le mur de béton d’aération, comme le veut la tradition croate.

Irena et Jeliko habitent également dans le quartier et se connaissent depuis des années. Lui, est l’entraineur de l’équipe de foot des jeunes du quartier dont fait partie le fils d’Irène. En croate Jeliko signifie « désir ».

Avant la guerre, le quartier de Travno comptait plus de vingt bars. Aujourd’hui il y en a beaucoup moins. A Mamutica, trois se trouvent sur la place et offrent une terrasse ouverte, c’est le cas du bar Mamu. Le bar Blato se trouve quant à lui dans la rue Mima et certains amis s’y retrouvent tous les jours pour fuir la chaleur estivale et passer du temps en bonne compagnie.

Pour qu’au fil du temps, il y ait suffisamment d’enfants dans les crèches et les écoles, il fallait qu’au moins 8000 voire 12 000 personnes habitent dans le quartier. Le terrain constructible était d’environ 30-40 hectares.  Ces paramètres (critères CIAM) ont conditionné le travail de l’architecte Miroslav Kollenz et ont déterminé les dimensions de Mamutica. Ce dernier a souhaité laisser un grand espace libre pour le parc central. Le point positif, c’est que, pour se rendre à l’école, les jeunes n’ont pas de routes à traverser.

Renato, un rappeur croate, et sa compagne ont appelé leur fils Zen. « J’ai voulu lui donner un devoir à accomplir lorsqu’il sera grand : étudier et comprendre pourquoi on lui a donné ce prénom. Ça l’aidera à surmonter les difficultés de ce monde. » Tous les ans, Renato organise une collecte de biens pour les pauvres dans le parc face à Mamutica. A la fin de l’année, Renato aura passé la moitié de sa vie sous la République yougoslave et la moitié en Croatie indépendante.

Même si les habitants interrogés sont sceptiques à propos de l’entrée de la Croatie dans l’Union européenne, certains avantages immédiats pour la communauté semblent évidents : les premiers grands travaux de restructuration du plateau viennent de commencer et le plafond des garages sous-jacents sera finalement imperméabilisé pour remédier aux fréquentes inondations. « Maintenant que nous faisons partie de l’Europe, on pourra moins facilement travailler au noir : il y a des règles à respecter », affirme Vito 34 ans. Il travaille dans un bureau de tabac du quartier et il souffre de problèmes de santé causés par des années de travail dans une usine de produits chimiques pour tissus. 

Beaucoup de retraités profitent des espaces libres autours des immeubles de Travno pour jouer à la pétanque. Sur le fond, Mamutica. Il y a encore un an de cela,  dans certaines zones face à l’immeuble, il y avait aussi des potagers où l’on cultivait  des légumes pour l’hiver. C’est ainsi que les générations précédentes arrivaient à transmettre les habitudes culinaires de leurs régions d’origine.

Sur les notes d’une chanson croate typique « turbo folk », les lumières s’allument dans 1166 appartements du grand Mamutica. Petra, 19 ans (fille d’un mécanicien de voitures et de bateaux) fait des études pour devenir enseignante et me sourit depuis le balcon du 17ème étage du petit mammouth.  Dans un anglais parfait, elle me dit que « la première fois que tu regardes en bas tu as peur, mais après on s’habitue. Mais parfois, il y a des jours où je voudrais ne pas avoir ce gros immeuble devant les yeux. »

Cet article fait partie de la série de reportages Eutopia on the ground, un projet de cafébabel soutenu par la Commission Européenne dans le cadre d’une collaboration avec le Ministère des affaires étrangères français, la Fondation Hippocrène et la Fondation Charles Léopold Mayer.

Story by

Translated from Croazia: un mammut in Europa