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Turquie : aux portes du sérail

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Un tour d'horizon des relations Europe-Turquie, au travers du regard de la communauté turque d'Alsace, dans l'est de la France.

« L’Europe devient un continent libéré de la peine de mort » : un Premier ministre turc plaidant la cause des droits de l’homme devant les parlementaires du Conseil de l’Europe, un événement inimaginable il y encore quelques années, devenu réalité le 27 janvier, avec la venue à Strasbourg d’Abdullah Gül.

Dans son discours, le Premier ministre a passé en revue les engagements récents pris par son pays pour répondre aux exigences européennes en matière de démocratie. Abolition de la peine de mort, tolérance zéro en matière de torture, fin de l’état d’urgence dans ce que le gouvernement appelle encore pudiquement les provinces du sud-est, c’est à dire le Kurdistan : de quoi donner du poids à l’objectif déclaré d’Abdullah Gül : « Transformer la Turquie en une véritable démocratie européenne ». Avant d’ajouter, solennel : « Nous y parviendrons avec la participation et le soutien des Turcs. »

Si le discours a enthousiasmé les Parlementaires du Conseil, au sein de la communauté turque d’Alsace, tous ne voient pourtant pas l’adhésion du même oeil : « Je ne comprend pas pourquoi la Turquie veut rentrer dans l’UE », affirme David, 20 ans. « Les Européens ne veulent pas de nous, il ne faut pas insister. » Au contraire, d’autres, étudiants ou hommes d’affaires au mode de vie européen, en font leur principale revendication : seul moyen pour la « mère patrie » de corriger les archaïsmes que leurs parents ont souvent fuis, l’adhésion représente aussi à leurs yeux l’ultime étape de leur intégration en Europe.

« Avant de nous demander si on veut faire partie ou non de l’UE, il vaudrait mieux se poser la question : Que va-t-il se passer si l’Europe ne veut pas de nous? On va passer des accords avec l’Irak ou l’Iran? Nous aspirons à la prospérité et la démocratie, c’est légitime », explique Seugül Unal, étudiante en administration économique et sociale.

Les propos de Valery Giscard d’Estaing auront au moins eu le mérite de lancer le débat sur l’européanité de la Turquie

En revanche, il est un point sur lequel tous les Turcs d’Alsace sont unanimes : les Européens ont eux-aussi une révolution à faire, celle des mentalités. « Il faut qu’ils arrêtent de nous voir comme des Ottomans, on ne veut pas envahir l’Europe, on veut juste vivre ensemble ! », affirme encore Seugül Unal.

« Ceux qui affirment que la Turquie est étrangère à la culture européenne se trompent par méconnaissance », regrette par ailleurs Hazal Zengingül, juge au tribunal de grande instance d’Ankara. De ce point de vue, les déclarations de Valéry Giscard d’Estaing auront au moins eu un mérite : lancer un débat public sur les frontières de l’Europe et sur « l’européanité » de la Turquie. Il était temps. Au sommet de Copenhague en décembre 2002, les quinze ont prévu d’entamer les négociations d’adhésion dès 2005. Et puis cela fait déjà plusieurs années qu’un processus d’intégration de la Turquie à l’Europe est en marche (voir encadré).

Récemment, la Turquie a d’ailleurs rejoint un certain nombre de programmes européens. Depuis septembre 2002, elle est membre de l’Eurocorps, embryon d’une future armée européenne. « Dans le cadre d’une opération, il n’est pas exclu que la Turquie envoie des troupes », explique le lieutenant-colonel Poulain, officier de presse de l’Eurocorps. Deux officiers turcs sont d’ores et déjà arrivés à Strasbourg pour participer à son commandement.

Dans le domaine de l’éducation, la Commission européenne a étendu, le 16 janvier, le programme Socratès d’échanges universitaires à la Turquie. « Ces mesures s’inscrivent dans la stratégie de pré-adhésion », affirme d’ailleurs Viviane Reding, membre de la Commission européenne en charge de l’éducation.

Mais c’est au Conseil de l’Europe, dont elle est membre depuis sa création en 1949, que la Turquie concentre aujourd’hui ses efforts. La Commission européenne fait du respect des droits de l’homme une des conditions du succès de sa candidature. Ils constituent une partie des fameux critères de Copenhague. De facto, elle veille de près aux progrès accomplis par la Turquie au sein du Conseil de l’Europe (1), qui travaille essentiellement sur ces questions.

La ratification en janvier dernier du sixième protocole de la Convention européenne des droits de l’homme sur l’abolition de la peine de mort ou les progrès réalisés dans l’application des arrêts de la CEDH, comme le droit à un second procès si la Cour le juge nécessaire, sont donc des étapes très importantes, que la Turquie n’avait encore jusqu’à présent jamais osé franchir.

Mais pour aboutir à l’adhésion, le gouvernement turc doit encore poursuivre et surtout appliquer ses réformes. Mikhaïl Lobov, juriste chargé du suivi des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, le rappelle : « le problème le plus grave reste l’impunité des forces de sécurité. Sans oublier le respect de la liberté d’expression. » L’an dernier, quelque 3036 requêtes ont encore été déposées contre la Turquie auprès de la CEDH.

(1) Pour s’en convaincre, il suffit de consulter le rapport annuel de la commission européenne sur les progrès de la Turquie vers l’adhésion, paru en octobre dernier. Il fait explicitement référence aux travaux effectués auprès du Conseil de l’Europe et de la CEDH, comme indicateur de l’avancement de la Turquie. Dans la perspective du rapport de 2003, qui décidera d’entamer ou non les négociations d’adhésions, le Conseil de l’Europe joue donc un rôle non négligeable

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La longue marche de la Turquie vers l’Europe

1923 : Arrivée au pouvoir de Mustapha Kemal. Sous son impulsion, la Turquie deviendra le premier pays musulman à adopter la laïcité et l’alphabet latin.

Après la seconde guerre mondiale: Considérée comme un allié stratégique, la Turquie va rentrer successivement au Conseil de l’Europe en 1949 et dans l’Otan en 1952.

Septembre 1963 : elle signe un partenariat économique avec la jeune communauté européenne. Il est déjà question d’une future adhésion.

1987: après une longue période d’instabilité, la Turquie se porte candidate à l’entrée dans la CEE, la dernière institution européenne dont elle est absente.

1996: elle devra pourtant se contenter d’un nouvel accord économique avec l’Europe: une Union douanière est mise en place, qui permet la libre circulation des marchandises.

1999 : sa candidature sera finalement acceptée par les européens lors du sommet d’Helsinki.

Décembre 2002 : Au sommet de Copenhague, les européens fixent un calendrier pour l’adhésion: examen des critères requis en 2004, début des négociations en 2005.