
The Lunchbox : de curry et d'eau fraîche
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LudwinaSi le cinéma indien se résume pour vous à des paillettes et des sequins, regardez d'un peu plus près votre lunchbox. Le film du même titre du cinéaste indien Ritesh Batra offre non seulement des images délicates et une romance poétique, mais il marque aussi le début d'un flirt expérimental entre cinéma indien et cinéma européen.
Saupoudrer de piment les légumes frits, puis remuer les lentilles et retourner le chapatti (pain plat) sur une plaque à gaz. Il faut moins d'une minute à Ila (Nimrat Kaur) pour remplir d'un repas fait maison à l'attention de son mari une dabba, la lunchbox métallique indienne, la ranger dans un sac en toile et courir à la porte où un dabbawalla l'attend déjà. Il s'agit de l'un des 5000 livreurs de Bombay dont le travail consiste à collecter dans toute la ville quelques 200 000 paniers-repas par jour et de les transporter, à vélo ou en rickshaw, en bus ou en train, des banlieues les plus reculées aux gratte-ciels du centre d'affaire de la ville. Qui voudrait du mauvais curry d'un restaurant expéditif quand il est possible de profiter de la cuisine savoureuse d'une mère ou d'une épouse ? Personne en Inde en tout cas. Comme des milliers de femmes, Ila s'active donc patiemment à ses fourneaux pour que son mari Rajiv ne meure pas de faim au travail.
Il y a pourtant quelque chose qui cloche dans les currys d'Ila : Rajiv n'y prête aucune attention, pas plus qu'à Ila d'ailleurs. Pour pimenter leur vie commune, contre toutes ses vicissitudes, Ila continue de mettre tout son coeur à sa cuisine. Mais lorsqu'elle parvient enfin à préparer un certain plat, le dabbawalla commet une erreur : au lieu d'être livré à son mari, la lunchbox d'Ila atterrit sur le bureau de Saajan Fernandez (Irrfahn Khan), un veuf solitaire approchant de la retraite. Il est ramené à la vie par les currys tantôt épicés tantôt salés d'Ila et ce couple improbable commence à échanger des lettres via la lunchbox. A mesure qu'ils se rapprochent, ils commencent à élaborer un plan pour s'enfuir ensemble au Bhoutan. Mais quel peut être l'avenir d'un tel amour de plume et de papilles entre un veuf retraité et une jeune mariée ?
Ce qui pourrait facilement tomber dans la romance cul-cul trouve, grâce au réalisateur et scénariste du film Ritesh Batra, un équilibre délicat entre vie quotidienne et émotions fortes, obligations familiales et amour inconventionnel. Vous ne trouverez dans son film aucun des saris à sequins chamarrés, performances de danses endiablées et autres scènes d'amour ringardes auxquels les films de Bollywood ont pu vous habituer. The Lunchbox ne repose pas non plus sur un folklore indien tape-à-l'oeil comme The Darjeeling Limited (2007) ou sur de sombres images de pauvreté et de violence comme Slumdog Millionnaire (2008). Au contraire, Ila et Saajan appartiennent tous deux aux classes moyennes de Bombay, menant une vie tranquille entre leur travail et leur famille, bien qu'ils ne soient pas particulièrement heureux. La lunchbox est alors un moyen, aussi inattendu que bienvenu, de s'échapper de la routine. L'esthétique du film est aussi feutrée que son histoire, dominée par des couleurs douces et des silences, comme lorsque Saajan est assis dans son bureau ou qu'Ila s'agite en cuisine.
Outre la remarquable performance des protagonistes Nimrat Kaur et Irrfahn Khan, vu récemment dans The Amazing Spider-Man (2012) et L'Odyssée de Pi (2012), les dabbawallas sont les stars cachées du film. Lancé en 1880, leur sytème de lunchboxes est l'une des entreprises logistiques les plus sophistiquées du 21ème siècle, bien que la plupart des dabbawallas soit illétrée ou seulement semi-lettrée. C'est également la raison pour laquelle les lunchboxes sont marquées suivant un code couleur alphanumérique pour identifier clairement l'expéditeur et le destinataire. Bien qu'il n'y ait pas de chiffres exacts, leur taux d'erreur est si faible qu'il donne cours à une légende urbaine selon laquelle seule une lunchbox sur huit millions s'égarerait.
Un autre film indien haut en couleurs ? Repassez
Originaire de Bombay, Ritesh Batra avait prévu de tourner un documentaire sur les dabbawallas jusqu'à ce que lui vienne l'idée d'un film de fiction. La clarté silencieuse de son film a non seulement convaincu un public indien mais aussi des producteurs et des critiques européens : financé par plusieurs companies de production bollywoodiennes, The Lunchbox est aussi une co-production indo-franco-germano-americaine, produite par Asap Films, le Centre National du Cinéma et Arte France Cinéma en France, rohfilm et le Medienboard Berlin-Brandenburg en Allemagne et Cine Mosaic aux États-Unis.
La critique européenne est tout aussi enthousiaste. Après une « mention honorable du jury » an Festival International du Film Cinemart à Rotterdam, Batra a enchaîné avec la présentation de son scénario à la Berlinale Talent Project Market et au Torino Film Lab en 2012, avant de gagner le Grand Rail d'or (l'un des prix de la Semaine de la Critique, ndt) au Festival de Cannes. Mais The Lunchbox n'a pas obtenu de nomination à l'Oscar du meilleur film étranger, ce qui a provoqué un tollé dans la presse indienne mais aussi internationale. Même si tout ne marche pas à la perfection, Ritesh Batra a déjà beaucoup contribué à lancer un flirt cinématographique indo-européen.
Cela ne peut qu'être la source d'avantages mutuels. En Europe en particulier, cela ne fera pas de mal de porter un nouveau regard sur l'Inde, un regard amoureux mais dédramatisé, au-delà de la violence et des patrons glamour de la finance. Mais cet amour, qu'on le trouve sous une lunchbox ou dans un schéma de production multilatéral, sera-t-il un amour heureux ? Batra donne à son film une fin ouverte, mais un vrai dabbawalla pourrait lire son avenir dans les restes de la lunchbox. Saajan, pour sa part, mange régulièrement jusqu'au dernier grain de riz de la sienne. Si l'on prend les chiffres des entrées en salles comme indicateur, le public européen pourrait bien être sur le point d'élire les currys indiens comme leur nouveau plat préféré de 2014.
The Lunchbox, en salles depuis le 11 décembre 2013.
Translated from Film 'The Lunchbox': Curries and Screen Loves