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Telegram : un outil précieux pour la révolte biélorusse

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Le 24 mai 1844 Samuel Morse envoyait le premier télégramme de l'histoire, en expédiant un message de Washington à Baltimore. Aujourd'hui, à plus d'un siècle et demi de distance, il est plutôt question de Telegram, une application de messagerie et en même temps un réseau virtuel sur lequel transitent des messages privés et des nouvelles, à mi-chemin entre espionnage et droit à l'information. Les militants biélorusses l'utilisent pour coordonner leurs actions contre un régime autoritaire qu'ils contestent. Mais le lien entre technologie et mobilisations à travers le monde va bien au delà de ce cas particulier.

Depuis des mois les citoyens biélorusses se réunissent à Minsk et ailleurs en Biélorussie pour demander la démission d'Alexandre Loukachenko de son poste de président. Celui-ci a été déclaré vainqueur des dernières élections présidentielles le 9 août 2020, et depuis, le pays est en proie à la contestation. Selon une partie importante de la population comme pour Svetlana Tikhanovskaïa, figure de l'opposition en exil, le vote a été truqué.

Ana, 21 ans, milite au sein de l'Association étudiante biélorusse : « Le soir des élections j'ai vu pour la première fois des grenades, des gaz et des armes. Cette dictature nous prive de notre jeunesse », explique-t-elle. Pour avoir pris part aux manifestations, Ana a dû quitter son appartement, puis son pays. La même chose est arrivée à beaucoup d'amis et collègues, emprisonnés ou « auto exilés » en Lituanie, en Pologne et en Estonie. « Nous avons quitté le pays en urgence pour éviter une incarcération. Je vis en exil depuis presque deux mois, car les autorités me considèrent comme un danger public. Je n'ai pourtant jamais rien fait d'illégal ».

Depuis le début des protestations, plus de 25 000 Biélorusses ont été interpellés ou mis en état d'arrestation. Des centaines de personnes ont été blessées dans les rues au cours des heurts avec la police. Le 15 novembre dernier, la police de Minsk a placé en garde à vue plus de 300 personnes en une seule journée. Bref les autorités ont durement réprimé les manifestations pour la plupart pacifiques. Selon le Washington Post, 200 000 personnes auraient occupé les places.

« J'ai 21 ans. J'ai vécu toute ma vie sous le régime Loukachenko. [...] Je n'ai jamais vu de vrais partis politiques, des élections régulières, une démocratie sans tyrannie. L'état normal en Biélorussie c'est de vivre en oubliant la liberté » déclare Ana, avant de continuer : « Je veux rentrer au pays, et vite. Il y a encore des manifestations en Biélorussie, mais elles changent de forme. Les Biélorusses refusent de se voir à nouveau voler leurs voix. Ils nous enferment pendant 24 heures, ils nous frappent, engagent des poursuites pénales, mais nous continuons la lutte ».

Confrontée à un accès Internet limité, à la police qui utilise des grenades assourdissantes, des gaz lacrymogènes et des matraques, la société civile et les militants biélorusses ont recours à des méthodes toujours plus cryptées et innovantes pour coordonner leurs activités. Pour beaucoup d'entre eux, la réponse c'est Telegram.

TLe petit favori des mouvements contestataires

Telegram, « l'application rebelle », apparaît en 2013 en Russie, lancée par les frères Nikolai et Pavel Durov, fondateurs de VKontakte, l'un des plus grands et des plus populaires réseaux sociaux en Russie et dans les pays de l'ex URSS. Dès le départ, Telegram se positionne comme un moyen de communication fiable et sûr, séduisant ses utilisateurs par un système de chats cryptés qui offrent une protection contre la curiosité excessive des forces de sécurité - ce qui est très recherché en Russie et dans les pays environnants. Au début, Telegram est le seul à utiliser le cryptage de bout en bout pour des messages auto-détruits. Raison pour laquelle, hélas, à part les militants exclus par Facebook, Instagram et YouTube, des partisans d'idéologies extrémistes - des négationnistes du Covid-19, jusqu'au président Loukachenko lui-même et, plus généralement, des adeptes des théories du complot - se sont invités sur Telegram. C'est dire le « Social-Dilemma ».

Au cours des cinq dernières années, Telegram s'est remarquablement développé, atteignant 500 millions d'abonnés en janvier 2021. Chaque jour voit une moyenne de 1,5 millions de nouveaux inscrits. En Biélorussie les chaînes favorites comptent près de deux millions de membres (dans un pays de moins de 10 millions d'habitants). En définitive, il semble que tout le monde utilise Telegram. Les politiques d'opposition y publient des communiqués de presse, les journalistes s'échangent des informations, les militants recherchent des conseils pour se déplacer, se défendre et protester.

« Utiliser Telegram est en soi une forme de protestation »

« Mes parents eux-mêmes utilisent Telegram, ce qui est en soi une forme de protestation », nous explique Lavon Marozau, ex-professeur d'université, aujourd'hui actif au sein de l'organisation de jeunesse RADA en Biélorussie. La situation politique et les limites imposées par l'État à la liberté d'association ont malheureusement amené la dissolution de RADA par la Cour Suprême en 2006. Depuis lors, elle agit dans la clandestinité comme beaucoup d'autres organisations de jeunesse et de militants réprimés par les autorités. En 2014, RADA a installé un bureau en Lituanie afin d'assurer sa sécurité juridique et de rendre son action plus visible. « Nous avons créé un module complémentaire Google, une sorte de "liste des courses personnalisée" pour le cas d' une arrestation éventuelle de l'un de nos membres, qui peut lister des actions telles que : apportez de la nourriture à mon chat, apportez-moi ces livres, des cigarettes, etc. Tout ce dont quelqu'un pense avoir besoin en prison ».

Par son anonymat et sa discrétion, Telegram est un outil indispensable pour le partage des informations sensibles à l'intérieur des collectifs et des mouvements sociaux. Les newsgroups - des chaînes thématiques ou chats secrets avec timer d'autodestruction pour les messages - sont effectivement tous cryptés. Pour y accéder il faut être « une personne de confiance », connaître quelqu'un à l'intérieur du groupe et y être invité. Les membres de certains groupes, que nous préférons ne pas nommer dans cet article, reçoivent chaque jour les dernières nouvelles urgentes et importantes : la libération des amis, les conditions de détention, le nombre de prisonniers politiques ou de jeunes militants enfermés derrière les barreaux du KGB, le service secret de Loukachenko ( ils étaient 147 en décembre 2020).

Dans un flux d'informations quasi-continu, Lavon partage des histoires d'injustice et de violence, mais aussi d'espérance et d'innovation. Les messages sont souvent accompagnés d'images, de témoignages et de stratégies. Quelques notes ou commentaires, mais surtout une documentation indépendante dans un cadre où la propagande règne en maîtresse : « Ce n'est pas une révolution, il s'agit de notre droit à protester. Le droit de dire "nous ne sommes pas d'accord", semaine après semaine. Comment nous aider de l'étranger ? Il suffit d'expliquer à vos amis ce qui se passe ici en Biélorussie ».

Innovation : de Telegram à l'intelligence artificielle

Si Telegram est un outil fondamental en Biélorussie, de façon plus générale, les luttes sociales et la technologie semblent de plus en plus marcher main dans la main. Une nouvelle étude de Forus en collaboration avec l'Université de Lisbonne, montre que l'action de la société civile prend des formes diverses, toutes centrées sur l'innovation. « L'adaptation à la révolution digitale est une préoccupation majeure et un défi pour les réseaux de la société civile. Il n'est pas surprenant que nombre d'innovations identifiées par les personnes interviewées dans l'étude soient liées d'une façon ou d'une autre à l'utilisation des instruments digitaux : plateformes d'apprentissage en ligne, usage des réseaux sociaux pour les campagnes de sensibilisation, forums virtuels. La pandémie Covid-19 n'a fait qu'accentuer cette tendance à exploiter au mieux les outils digitaux pour permettre l'action collective lorsque les formes traditionnelles de protestation et de mobilisation sont impossibles », affirme Ana Luisa Silva, autrice de l'étude.

En ces temps de Covid-19, ceci se vérifie aussi dans des pays pleinement démocratiques. En Lituanie, par exemple, apparaissent de nouveaux espaces de discussion en ligne. En Ouganda un Manifeste citoyen a été créé dans le but d'accroître et de soutenir la participation démocratique. Au Brésil, le Pacto pela Democracia emploie « la technologie comme allié pour rapprocher les citoyens de la politique », dans l'intention de lutter contre les tendances à la polarisation que beaucoup de ces instruments digitaux ont paradoxalement créées. Au Portugal, l'Académie du développement réunit différents acteurs - société civile, entreprises, universités pour créer des opportunités de collaboration et d'apprentissage conjoints. Et, enfin, le Nigeria et la Finlande - deux pays très différents - se tournent tous deux vers l'intelligence artificielle pour résoudre les problèmes liés aux conflits territoriaux, au changement climatique et aux agressions sexuelles.

Ces outils pourraient bien combattre la tendance à la création de « filter-bubbles », terme forgé par l'activiste Eli Pariser pour évoquer l'isolement intellectuel engendré par les algorithmes qui façonnent la vie en ligne. Il existe un vrai besoin de créer de nouveaux espaces de discussion, et que ce soit via Telegram ou via le vieux code Morse n'a pas beaucoup d'importance.


Cet article est le fruit d'une collaboration avec Forus International, un réseau d'organisations de la société civile, partisan actif de l'égalité et de la justice. Nous remercions : ABONG, Coordinadora, NNNGO, FINGO, Lithuanian NGDO platform, Plataforma ONGD, RADA, Belarus Student Association, Ana Luísa Silva, Lisbon School of Economics and Management pour leur collaboration.

*Ana - le nom a été changé pour assurer la sécurité de la personne interviewée

Translated from Criptopolitica: Telegram, la Bielorussia e le lotte sociali digitali