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Sur le comptoir du bar de l'Europe

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SociétéPolitique

Place de l'Europe, à Rennes. Quelques commerces, des tours d'habitation et un troquet au nom du Vieux continent. Au coeur de ce petit babel bitumé, l'Europe ne fait pas rêver.

Zone urbaine sensible. Coincée entre des barres HLM et une avenue bruyante, la place de l'Europe à Rennes n'est ni plus ni moins qu'un parking. Dans le périmètre bitumé de ce quartier de Maurepas, on trouve un concentré de difficultés : logements sociaux, taux de chômage élevé surtout chez les jeunes, habitants en majorité dépendants des aides sociales...

Un modeste complexe commercial y est lui aussi baptisé du nom 'Europe'. Comme tous les services de proximité qui l'entourent : un bar PMU, une boulangerie, une pharmacie, un taxiphone, un coiffeur, une supérette. Peu à peu, les commerçants quittent leurs murs délabrés. La petite épicerie ne résiste pas à l'assaut des supermarchés. La mairie tente de réanimer ce no man's land et y installe un pôle de quartier, pour mettre les services municipaux à la portée des habitants.

Concentré de société au PMU

Tout se barre mais la vie reste. Dans le bar PMU, on trouve différentes classes sociales, des hommes surtout. Des jeunes, des retraités, des travailleurs, des immigrés de la deuxième ou troisième génération... Majoritairement des turfistes et des habitants du quartier qui y viennent par plaisir : « Parce que c'est un lieu convivial », nous indique un habitué. Derrière le comptoir, Sellam, d'origine marocaine, se fait amicalement appeler « chameau » par deux de ses clients apparemment français depuis plusieurs générations, tandis qu'il les gratifie lui-même d'un « Salut les immigrés ! »

Dans ce concentré de société, on parle de tous les sujets. Et si on évoque l'Europe, tout le monde se renvoit la balle. Et chacun pense qu'il n'a rien à dire sur le sujet. « L'Union européenne, ce sont des décisions prises à Bruxelles, sur lesquelles on n'a pas notre mot à dire », dit quelqu'un.

Le discours semble unanime. Ici, on se sent d'abord Français, Rennais ou Breton, avant d'être Européen. Et personne ne donne au nom 'Europe', accroché aux panneaux des rues, un sens particulier. Un mot comme un autre, oublié, vidé de son sens.

Leur 'Europe' au quotidien remonte, elle, à 1960 alors que les tours de Maurepas sortent de terre pour loger les travailleurs venus des campagnes ou des pays avoisinants. Ils sont nombreux, il faut donc se dépêcher de baptiser les rues de ce quartier qui témoignent ironiquement du formidable élan économique d'après-guerre. Et donner, sur les panneaux, des clins d'oeil aux générals américains libérateurs, aux résistants locaux... et aux villes européennes jumelées avec Rennes.

La municipalité semble vouloir faire du quartier un symbole du renouveau européen. Mais l'urbanisme et l'histoire auront raison de ce projet : trop peu de rues à baptiser et des erreurs dans la conception même de ce quartier et la Place de l'Europe perd très vite sa dimension solennelle. Elle garde celle, fonctionnelle, de parking au pied d'une tour.

Une Europe trop compliquée

« L'Europe est une nécessité, voire une fatalité. De toute façon, on ne peut plus faire marche arrière », poursuivent les habitués du PMU de l'Europe, sans enthousiasme. Pour eux, l'Europe, c'est avant tout un outil économique, et non politique. Ils croient en elle mais la critiquent et la jugent compliquée dans son fonctionnement. « Si un jour elle devient plus politique, peut-être que je m'y intéresserai », avance Didier, le pharmacien de ce petit bout d'Europe.

« C'est n'importe quoi, on n'a pas la même monnaie, pas la même la langue », poursuit un client au bar. « L'Europe, ça peut marcher, je ne suis pas contre, mais il faudrait harmoniser au niveau des lois », ajoute quelqu'un autre. Pourtant, ces citoyens sont peut-être plus européens qu'ils n'ont l'air de le croire. Gaëlle travaille au Pôle municipal: « Ici, c'est un peu Babel », estime-t-elle.

Les chiffres le confirment : 8 % de la population de Maurepas est étrangère, c'est deux fois plus que la moyenne rennaise. Il suffit d'une visite dans la boutique du taxiphone pour écouter les immigrés qui prennent des nouvelles de leurs proches restés dans leur pays d'origine. Rares sont ceux qui viennent de pays européens. Quelques-uns téléphonent en Espagne ou au Portugal, ou encore dans des pays d'Europe de l'Est. Mais la majorité de la clientèle est d'origine africaine, du Maghreb plus particulièrement. Même dans un environnement de tours sinistrées, cette place de l'Europe a quelque chose de la fameuse Babel où des citoyens et des cultures différentes s'y construisent une vie, les uns avec les autres.

Photos: Élodie Auffray