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Radovan Ivsic, Européen surréaliste

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Dinosaure du surréalisme, Radovan Ivsic a traversé le 20ème siècle entre poésie, dramaturgie et engagement politique. Le temps d’une pause à Bruxelles, ce parisien d’adoption revient sur une vie européenne remplie du meilleur comme du pire.

« Les couleurs m’encerclent et me soulèvent. » Cette phrase est de Radovan Ivsic, qui semble en avoir fait sa devise. Illuminé par une cravate jaune fluo, clin d’œil à son apparente jeunesse éternelle, le poète franco-croate vient de prendre part à Bruxelles à une manifestation culturelle consacrée à la Roumanie. Après s’être défait avec difficultés des amis et admirateurs qui tiennent à le saluer, il m’invite à sa table. Dans son costume noir sévère, l’homme est longiligne et arbore toujours, à 84 ans, une audacieuse chevelure mi-longue. Poète et dramaturge apprécié par Breton, « le maître », comme certains l’appellent, appartient à une «espèce en voie d’extinction », à la mesure de son ami d’origine roumaine, Eugène Ionesco, père du théâtre de l’absurde.

Artiste décadent

Né en 1921 à Zagreb, Radovan Ivsic découvre Paris à 16 ans. L’année suivante, en 1938, alors étudiant à Grenoble, il se rend à Orange pour assister au festival des Chorégies. Une représentation de Sophocle par la Comédie Française « l’enchante tellement qu’il décide de se consacrer entièrement au théâtre. » De retour en Yougoslavie, il tente de mettre ce projet à exécution mais la Seconde Guerre Mondiale l’en empêche rapidement. De 1941 à 1945, le régime nationaliste néo-fasciste Oustachi dirige la Croatie comme un Etat pantin nazi. Et pour les autorités, Ivsic incarne un « symbole de l’art décadent. » Son poème Narcisse est interdit dès 1942 et sa pièce de théâtre Le roi Gordogane (1943) devra attendre plus de dix ans avant d’être jouée. Car Radovan Ivsic n’aura pas plus de chance avec la République Fédérale Socialiste de Tito. « Si les fascistes m’ont donné acte de mon interdiction, les communistes furent beaucoup plus habiles, réussissant la plupart du temps à interdire sans interdire », glisse t-il. Faute de s’exprimer directement, Ivsic se réfugie dans la traduction vers le croate de classiques de la littérature française avant de partir définitivement pour Paris, en 1954. « J’ai quitté avec joie la Yougoslavie de Tito parce qu’il avait adopté le système jdanovien, stalinien, le réalisme socialiste ; appelez le comme vous voulez… il y a mille noms pour décrire la même horreur ».

Paris, 1950

Une fois installé dans la capitale française, Ivsic a « l’immense chance de rencontrer sans le chercher un des grands poètes surréalistes, Benjamin Péret. » Emballé par Le roi Gordogane, André Breton l’invite à prendre part à cette vague artistique. Ivsic côtoie désormais directement, outre Breton ou Péret, la peintre tchèque Toyen ou l’Espagnol Miro. Dans le Paris des années 50, le café « Le Musset » près du Palais-Royal devient le repaire des séances quotidiennes du Groupe surréaliste. Tout cela jusque 1969, date de fin ou plutôt de « suspension » du mouvement. Lorsqu’on lui demande s’il se sent bien dans la peau du dernier grand surréaliste, Ivsic confie désabusé et mélancolique. « Je ne peux pas me dire surréaliste quand tout le monde prétend l’être depuis que le mouvement a disparu ».

Européen de la première heure, notre invité réserve pourtant à l’UE un regard aussi attentif qu’inquiet : « Je n’ai pas peur de l’Union européenne même s’il ne faut pas oublier que de l’Europe sont venues nombre de catastrophes .» Et notre homme de rappeler que les Européens ont exterminé, volé, colonisé ou encore inventé la bombe atomique. L’attitude de l’UE face à la guerre en Croatie et Bosnie-Herzégovine n’est certes pas étrangère à ce jugement. « Comment ne pas condamner une Europe qui n’a pas agi face aux massacres de Vukovar et de Srebrenica… ? » s’insurge Ivsic. Quid de la place actuelle de la Croatie, en marge de l’Union européenne ? « Les Croates sont Européens ; il me parait tout simplement anormal qu’ils ne soient pas déjà dans l’Europe. C’est une injustice ! ». Le mythe d’une Europe pacificatrice semble avoir perdu de son aura aux yeux du poète.

Sans servitudes

Ivsic refuse d’ailleurs de réduire le monde à l’Europe. Yougoslave d’origine, franco-croate aujourd’hui, il parle aussi italien, allemand, anglais, russe entre autres. « Un petit peuple doit connaître les langues » insiste-t-il. Quant à son engagement citoyen, s’il affirme « fuir les politiciens », l’homme reconnaît que l’ensemble de son œuvre est profondément politique, à l’instar du Roi Gordogane, écrit sous l’occupation allemande et qui pose la question du pouvoir et de la servitude volontaire. Rejetant les honneurs et autres distinctions littéraires, il confie même: « je trouvais indigne de Ionesco qu’il siège à l’Académie française. A partir de ce moment là, nos rencontres ont cessé». Finalement, c’est la place de l’homme dans l’univers moderne qui intéresse Ivsic avant toute chose. « Ce qui se passe en Irak, l’écologie, la bombe atomique….ce sont là les vrais problèmes. Il faut résister à ce monde ». Les années n’ont rien entamé à la révolte d’Ivsic « en Croatie les gens vivent très difficilement avec des retraites misérables, comme dans beaucoup d’autres pays de l’Est où l’écart entre les riches et les pauvres ne fait que s’accroître. Et ne parlons pas de la Chine. ». Inquiet et rassurant à la fois, Radovan Ivsic veut encore croire au seul pouvoir de dire non, rappelant que « la liberté de parole est essentielle ».