Neg Marrons : « On restera la voix du ghetto »
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Le duo mythique de dance-hall français revient après sept ans absence et un album prévu à l’automne 2015. Intitulé Valeurs Sûres, le disque entend déjà rappeler quelques fondamentaux que Jacky & Ben-J détricotent ici calmement. Leur absence, le rap d’aujourd’hui, Charlie, le quartier... Que la fête recommence.
cafébabel : En 2008, on se demandait déjà où vous étiez passé avant la sortie de votre quatrième album, Les Liens Sacrés. Et voilà que vous mettez 7 ans à revenir. Pourquoi vous faites d’aussi longs breaks à chaque fois ?
Jacky : Autant pour le public que pour les gens qui nous suivent, ça peut paraître long. Mais nous, ces 7 années, on ne les a pas vues passer. On a défendu Les Liens Sacrés aux quatre coins du monde. Et puis, on a produit. On est continuellement en studio depuis une bonne quinzaine d’année. On a aussi pris du temps pour nous, avec la famille. Il fallait faire un petit break pour se retrouver et kiffer. Enfin, au moment de revenir en studio, il a fallu trouver la bonne ligne artistique pour le prochain disque. La musique a changé, l’écoute des gens a changé et on ne voulait pas arriver avec un truc qu’on avait déjà fait. On veut aussi se confronter à la nouvelle scène.
cafébabel : Vous revenez avec un single, « Fast Food Music », dans lequel vous taclez la scène rap actuel. Qu’est-ce qui vous agace exactement ?
Ben-J : La musique vite fait, vite consommée, vite digérée. Et les pages vite tournées. « Fast Food Music », c’est un titre pour recadrer tout ça. Même si les nouvelles technologies permettent une diffusion plus rapide de la musique, elles permettent aussi d’enregistrer plus rapidement, plus facilement. Les maisons de disques ont aussi besoin de cette musique vite faite et de faire signer des artistes sur des clics. Mais, il ne faut pas oublier l’essence même de la musique qui reste l’artistique. Il faut dire des choses, faire passer des messages, réveiller des émotions chez les gens. N’oublions pas ça.
Neg Marrons - « Fast Food Music »
cafébabel : De la Fast Food Music, il y en a donc plus qu’avant ?
Ben-J : Mais carrément ! Parce qu’il y aussi un problème de culture. Le hip-hop est une musique qui vient des quartiers et qui est née pour dénoncer la misère sociale de la rue. Quand on a commencé à écrire nos premiers textes, c’était pour dénoncer des injustices. Aujourd’hui, on côtoie des artistes de la nouvelle génération qui avouent ne pas savoir quoi raconter dans leurs textes. Ils n’ont rien à dire. Du coup, les mecs se recentrent sur eux et ça donne beaucoup d’égo-trip. Parfois, ils s’inventent des vies. À l’arrivée, ça fait des morceaux qui ne perdurent pas et qui sont, malheureusement, assez médiocres.
Jacky : Après il y a du bon, on ne fustige pas tout le monde. C’est juste un état d’esprit général ou une manière de dire que l’industrie musicale part en live. En tant que « grand frères », avant d’être des anciens, on a envie de dire à tout le monde : « attention les gars, il y a un cheminement, il y a des règles dans cette musique ». On ne peut pas faire n’importe quoi. C’est comme un match de foot, ça dure 1h30. Demain, tu vas pas venir et me dire, « ton match il dure 50 minutes maintenant ». On ne veut pas faire la morale à tout le monde non plus. On aime le son et l’énergie de ce morceau. On fait du ragga-hip-hop comme peu de personnes savent le faire en France. Et ce son, il annonce bien que les Neg’ Marrons sont opé pour un retour.
cafébabel : On a l’impression qu’en France, on dit depuis les années 2000 que le rap c’était mieux avant. C’est quoi le vrai problème ?
Jacky : Franchement, c’est générationnel. Le « c’était mieux avant », ça dépend de l’époque où tu te places. La question est plutôt de savoir, dans ce qui se fait aujourd’hui, ce qui est bon et ce qui ne l’est pas.
cafébabel : Vous vous sentez déconnectés de cette jeune génération ?
Jacky : Non, parce qu’on baigne dans ce nouveau game. On suit le truc. Donc, tu vois, on n’est pas partisan du discours selon lequel il faudrait tout le temps regarder derrière. Il y a des nouvelles choses qui se font et il faut s’adapter. C’est comme si tu disais « l’Iphone ça me fait chier, je garde mon Motorola ». Les choses évoluent et nous, on cherche constamment l’adaptation. Parfois, quand je ne comprends pas le délire des jeunes artistes, j’essaie d’aller plus loin. Jouer aux vieux cons, ça sert à rien.
cafébabel : En octobre 2015, vous sortez votre cinquième album Valeurs sûres. Quelle est l’idée derrière le titre ?
Ben-J : On a croisé beaucoup de monde pendant nos tournées qui nous disaient « revenez, on a besoin de vous, vous êtes une valeur sûre ». C’est un terme qu’on a beaucoup entendu à notre sujet. On a voulu faire un clin d’œil à ces gens-là. Ça qualifie aussi notre musique qui pour nous est une valeur sûre. Elle nous permet de nous évader, de faire passer des messages.
Jacky : On voulait exprimer quelque chose qui dure. Aujourd’hui, quand on parle des Neg’ Marrons, on parle d’un groupe qui a 20 ans de carrière, qui a fait plein de projets parallèles et qui revient avec un cinquième album. On peut donc dire qu’on est une valeur sûre, une sorte de groupe classique dans lequel tu sais ce que tu vas trouver. T’as forcément un magasin de fringues préféré ?! Et ben tu sais très bien qu’en y allant, tu vas trouver ton bonheur.
cafébabel : Les Neg’ Marrons, c’est aussi un groupe à message. À qui vous vous adressez ?
Ben-J : En premier lieu, à ceux qui vivent ou qui ont vécu les mêmes choses que nous. Ensuite, ça peut être des messages envoyés à ceux qui dirigent ce pays ou à ceux qui n’ont pas conscience de la réalité dans laquelle on peut vivre.
cafébabel : Qu’est-ce qui vous indigne en ce moment ?
Ben-J : Ce qui m’indigne, c’est le décryptage de l’information effectué par les médias. Il sème la confusion et divise les communautés. On nous rabâche une information dans un sens qui n’est pas positif. Ça créé un climat de tension à la fois palpable et désolant. Du coup, chacun se retranche derrière sa communauté.
Jacky : Il y a quelques années, on nous parlait de diversité. Comme si on découvrait qu’on était dans un pays multiculturel. Nous, on avait pas besoin qu’on nous le dise. On savait qu’en France, il y avait des Polonais, des Arabes, des Portugais. Dans le quartier, on a grandi avec ses cultures sans faire de différence. Aujourd’hui, j’ai l’impression que le message qu’on nous renvoie, c’est l’inverse.
Neg Marrons - « J'aime Trop La Life »
cafébabel : On n’a pas beaucoup entendu les rappeurs après les attentats contre Charlie Hebdo. C’est étrange, non ?
Jacky : Le problème de Charlie, c’est qu’il a plusieurs lectures. Et quand les gens veulent que tu en parles, ils s’attendent à ce que tu le fasses selon une seule lecture : la liberté d’expression. Pourtant, tu ne peux pas réduire Charlie à l’unique liberté d’expression. Selon moi, on a voulu récupérer les drames de janvier pour qu’on puisse tous affirmer : « Nous sommes Charlie ». En condamnant du même coup ceux qui ne « l’étaient pas ». Tout le monde doit être contre les barbaries commises, mais avant les attentats, très peu de gens cautionnaient ce que faisait Charlie Hebdo.
cafébabel : Et vous ?
Jacky : Franchement, je ne m’y intéressais même pas. Ça ne me parlait pas. Comme beaucoup de monde hein. Les mecs, ils vendaient 15 000 exemplaires, ils intéressaient personne grosso modo. L’élan de solidarité au cours duquel la France s’est soulevée, c’était contre les attentats, pas pour prendre un abonnement à Charlie Hebdo.
cafébabel : Vous revenez souvent à Garges-Sarcelles, le quartier où vous vous êtes rencontrés ?
Ben-J : Bien sûr. J’y suis né. J’ai encore tous mes potes là-bas, ma famille est là-bas, ça reste nos racines. Ça ne changera jamais.
Jacky : Après si la question est de savoir si on est toujours assis au quartier, non. D’une part, on a plus le temps et d’autre part, ce n’est plus notre rôle. C’est quelque chose qu’on a fait il y a 20 ans et ce serait malheureux qu’on soit encore sur le bitume. Par contre, on continue à travailler avec des gens qui viennent essentiellement de Garges. Le lien est trop fort. Demain, je peux déménager au bout du monde, je resterai un mec du 9-5. On restera la voix du ghetto. À l’époque, on disait « on est pas de porte-parole mais on est conscient que nos paroles portent ». Ça restera comme ça et de toute façon, on vient d’une génération où si t’as rien à dire, mieux vaut fermer ta gueule. Si on prend le micro, c’est pour dire quelque chose.