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Mourir au nom du journalisme : Pippo Fava, 32 ans après

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Cécile Vergnat

CulturePalerme

Le 5 janvier, il y a 32 ans, Pippo Fava était assassiné à Catane. Il aurait eu 90 ans aujourd'hui, dans un monde qui a changé mais dont les maux pour lesquels il a donné sa vie sont malheureusement toujours vivaces. Hommage à l’un des « dérangeurs » siciliens dont nous avons besoin.

Qui était Pippo Fava ? Fava était l’un des nombreux - « nombreux » dans le sens du grand nombre de personnes avec lesquelles il a partagé un destin bref et glorieux et une fin violente et sourde. Mais l’homme n’est pas comme les autres, il était plutôt ce que les Grecs auraient qualifié d'aristos (un « meilleur », ndr), en raison de sa vertu et de son courage.

32 ans se sont écoulés depuis la mort de l’un des journalistes les plus courageux de notre temps, lorsqu’un article, une enquête et une plainte se payaient par le prix du sang.  À Catane, ce 5 janvier 1984 – dans l’Italie socialiste de la Milano da bere  Milan à boire » cette expression est utilisée pour décrire les excès du Milan des années 1980 à l’époque de Craxi, et où le Parti socialiste est basé à Milan, ndlr) et en Sicile avec « Palerme comme Beyrouth » – l’homme qui avait attaqué de sa plume la mafia locale de Nitto Santapaola (un criminel italien, condamné à cinq reprises, il est considéré comme l’un des boss mafieux les plus puissants et sanguinaires de Cosa Nostra, ndlr) vassal des Corleonesi de Salvatore Rina (un des membres les plus influents de la mafia sicilienne, ndlr) dans la province d’Enna, a été tué à bout portant par des tueurs à gages mafieux.

Le « dérangeur  »

Giuseppe Fava, dit Pippo, était un intellectuel, un de ces hommes qui ont quelque chose en plus par rapport aux autres. Un de ceux qui dans la Sicile de l’omertà (loi du silence, ndlr) et de la vie tranquille était défini « scassaminchia » (le dérangeur, ndlr) parce qu’il fourrait son nez là où il n’aurait pas dû et parce qu’il prétendait « avec arrogance » que le public savait où il posait son flair d’enquêteur. Un flair exact, parce qu’avant d’être l’intellectuel engagé, le dramaturge et le père de Claudio et Elena (qui est récemment décédée à cause d’une tumeur), Fava était un journaliste avec un J majuscule. Un de ceux dont le récit de la vérité n’a pas de compromis, ne doit être divulgué qu’au « patron » en l’occurrence le lecteur, et vaut plus qu’une vie humaine. Pas celle des autres, la sienne.

Après avoir débuté en tant que rédacteur pour le quotidien Expresso Sera, au printemps de l’année 1980, il était devenu directeur du Giornale del Sud qui, sous sa direction, était devenu un quotidien courageux, ayant publié un article consacré « à la réalisation de la justice et de la liberté » en se basant sur la vérité  (il s’agit de l’article « Lo spirito di un giornale publié le 11 octobre 1981 », ndlr). Avec son flair, il avait trouvé la drogue, celle qui, après les « blondes », les cigarettes, commençait aussi à se répandre à Catane sous le contrôle du clan de Santapaola. C’est à partir de ce moment-là que les intimidations ont commencé, suivies par l’attentat manqué et le licenciement de Fava. Un climat dramatique et déclinant à l’initiative d’une des nombreuses coalition d’entrepreneurs « avisés » ayant le « sens des affaires » mafieuses, qui avait pris le contrôle du journal.

Mais comme les héros romantiques ne s’en remettent pas à un destin singulier, et ne se laissent jamais intimider, Pippo Fava ne s’avoue pas vaincu et fonde la revue mensuelle I Siciliani (« Les Siciliens », ndlr). Il devait faire cavalier seul et être indépendant, le prix à payer pour diriger un quotidien avec deux rotatives d’occasion, une coopérative et une équipe de jeunes, courageux et inexpérimentés qui le suivaient depuis l’époque du Giornale del Sud. Le second quotidien antimafia de l’histoire de l’île faisait du bruit sur la terre de l’information tranquille, où le bon sicilien est une « plante verte » et laisse passer la tempête.

Dans la province « nettoyée des infiltrations mafieuses », la revue I Siciliani dérangeait avec ses enquêtes et ses dénonciations. Celles contre les « quattro cavalieri dell’apocalisse mafiosa » (« les quatre chevaliers de l’apocalypse mafieuse », ndlr) composés de Francesco Finocchiaro, Gaetano Graci, Carmelo Costanzo et Mario Rendo,  avaient dérangé Benedetto Santapaola, dit « Nitto »un autre Cavaliere del lavoro (« Cavalier du travail », ndlr). Mais Fava ne s’était pas arrêté là, il avait même réussi à affirmer à la télévision dans l’émission d’Enzo Biagi que les vrais mafieux sont au Parlement, « les mafieux sont parfois des ministres, les mafieux sont des banquiers », « ils sont à la tête de la Nation ». Ils sont les piliers de la société.

La dernière interview de Giuseppe Fava lors de l'émission Film Story Mafia e Camorra, en décembre 1983.

Une histoire triste comme beaucoup d'autres ? 

Les cavaliers voulaient maîtriser le héros, en achetant le journal, sa liberté et l’oubli de la vérité, mais le héros n’a pas cédé.  Nitto, le cavaliere del lavoro a donc agi le 5 janvier 1984. Cinq balles calibre 7.65 ont touché Fava à la nuque, pendant qu’il descendait de sa Renault et allait chercher sa petite fille qui répétait son rôle dans une comédie au théâtre Verga, dans le centre de Catane.

Dans la Sicile immobile, il s’agissait d’une histoire triste comme beaucoup d’autre, pendant qu’à Palerme d’autres pionniers importants engagés dans la lutte antimafia ont été tués, par des charges d’explosifs ou criblés de balles. Et comme beaucoup d’autres, sa mémoire subissait l’outrage le plus grave de la « macchina del fango » (la machine médiatique à diffamer, ndlr) qui évoquait la piste passionnelle, ou bien économique liée aux conditions financières difficiles de la revue I Siciliani. Entre-temps, les langues bien-pensantes, comme Nino Drago, s’empressaient de demander la fermeture des enquêtes parce que « les Cavalieri auraient pu décider de transférer leurs acivités au Nord ». Du reste Catane, la « Milan du Sud » (nom donné en raison du fort développement industriel de la ville qui rappelle celui de Milan, la capitale économique de l’Italie, ndlr), non loin du volcan l’Etna, était « éloignée de la contamination mafieuse ». La vérité n’a éclaté qu’en 1998 avec la conclusion du procès Orsa Maggiore 3 : une longue procédure judiciaire qui a donné lieu en 2003 à la condamnation à  perpétuité du commanditaire Nitto Santapaola et d’Aldo Ercolano, tandis que Maurizio Avola a été condamné à sept ans d’emprisonnement.

Exactement deux ans plus tôt, pour le trentième anniversaire de la mort de Fava, le docu-fiction I ragazzi di Pippo Fava avait été diffusée à la télé italienne. Il s’agit d’une des nombreuses grandes histoires dramatiques de la petite province, si proche du Palais de justice qu’il en tremble à chaque fois qu’on en parle. Parce que dans les provinces les plus en périphérie et difficiles de Sicile, où la recherche de la vérité se paye au prix fort, Fava et ses gars ont laissé un modèle aux jeunes qui se destinent  à ce métier.

I ragazzi di Pippo Fava, conçu et écrit par Gualtiero Peirce et Antonio Roccuzzo (Repubblica TV).

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Cet article a été rédigé par la rédaction de cafébabel Palerme. Toute appellation d'origine contrôlée. Il a aussi fait l'objet d'une version publiée dans la revue Il Malpensante.

Translated from Morire di giornalismo, Pippo Fava 32 anni dopo