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Madrid : le diable au corps

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Default profile picture Sarah RICHARDIER

À Madrid, un professeur d’anglais lutte pour contrôler le démon qui l’habite. Combien de temps avant que le masque ne tombe et que sa vraie nature ne soit découverte ?

Selon l’adage, le coup le plus rusé que le diable ait jamais réussi a été de faire croire à tout le monde qu'il n'existait pas. Alors que j’étais assis là, à me faire offrir un poste qui me confierait l’éducation d’adultes et d’enfants, l’idée que Lucifer n’était pas seul à manier l’art de la supercherie est venue s’installer dans mon esprit. Car le meilleur tour du Duncan a été de convaincre le monde de sa propre existence. Oui, il l’a fait, sous les traits d’un être respectable, tendre et digne de confiance. Le bienveillant royaume de l’enseignement était sur le point d’enrôler sa nouvelle recrue.

UN EXAMEN APPROFONDI

Tout avait commencé normalement, un entretien classique qui exige des sourires sincères et de nobles déclarations. Mais alors qu’on m’interrogeait sur ce que je pouvais offrir à cette école, la transformation machiavélique s’est opérée. Mon esprit n’est pas allé piocher dans les réponses répétées et préméditées, mais dans une liste mélangée de répliques incohérentes.

- Un désir profond et inébranlable d’en faire le minimum pour un résultat maximum.

- Des quolibets hors sujet marmonnés de sorte que personne ne puisse les entendre – et encore moins les comprendre.

- Un tempérament timide et impatient qui pousserait certainement les autres professeurs à se demander pourquoi un stagiaire donne-t-il des cours. Avec l’inscription « enseignant » écrit sur son badge.

C’était pervers. Au moment même où j’aurai dû me présenter comme une personne compétente, j’ai regardé en moi et je n’y ai trouvé qu’une autre version, totalement différente. Ça sentait fort l’auto-sabotage. J’ai finalement réussi à lâcher quelque chose au sujet de la fiabilité et, sachant pertinemment que mon interlocuteur n’avait probablement rien compris, suis passé à autre chose.

« Quel est votre genre d’étudiants préféré ? » Une question ma foi assez simple mais qui s’est transformée en séduisante opportunité. J’ai marqué une pause, délibérément lancé un regard pensif vers le coin gauche de la pièce et j’ai lâché un profond « mmmh ». À l’insu de mon interlocuteur, et contre ma propre volonté, j’entrais dans une partie de ma mémoire remplie de pulsions primaires, chargée de narcissisme. Je me suis mordu la lèvre en pensant aux jeunes espagnoles et italiennes attirantes qui assistaient à mes cours avant que je ne passe mon diplôme. Elle a heureusement rapidement précisé sa question.

« Intermédiaire ou élémentaire ? » J’ai un peu mieux respiré.

« Intermédiaire. La capacité à provoquer une conversation ou une discussion m’intéresse plus. » Ha, une réponse valide. Je pouvais entendre mon double imposteur, qui ne s’intéresserait, lui, que lorsque ces « discussions » porteraient sur leur lieu de rencontre du vendredi soir, ou sur le bien-fondé de l’achat de drogues dans les rues de Londres.

L’entretien s’est déroulé dans cette dualité contradictoire. Et un sentiment d’imposture a commencé à naître en moi. Je me sentais sur une scène, interprétant un rôle. Un imposteur anglais flétrissant sous les projecteurs du soleil de Madrid. J’ai étudié mon interlocuteur. Mon jeu l'aurait-elle trompé ? Il n'était pourtant pas très subtil mais elle semblait affable, intéressée. Peut-être que ça avait marché. Ou peut-être n’étais-je pas le seul à jouer. Mon alter ego a forcé un sourire en quittant l’entretien. Il me disait qu’elle n’y avait vu que du feu et qu’il n’y avait aucun doute à avoir.

J’ai eu le job. Mais penser que ce serait la fin des tentatives de mon côté obscur pour saboter mes espoirs de respectabilité aurait été une erreur.

UN FRONT DIFFICILE

Je viens à l’école chaque jour avec un sourire innocent sur mon visage, mais sous la surface repose une boussole à morale sacrément déglinguée, comme un pendule sous ecstasy. J’ai pensé emprunter un livre à l’école pour améliorer mon espagnol. J’ai demandé à une collègue et elle m’a gentiment montré l'ouvrage le plus approprié, moyennant 20 €. Le démon reprit le contrôle, pensant aux nuits que j’avais passées seul à l’école et la multitude de livres qui se trouvent sur les étagères. Il suggéra que j’étais celui qui méritait de recevoir une réduction de 20 €.

Je déambulais dans le bureau entre les classes quand j’ai repéré un sac rempli de bonbons ouvert sur le bureau. J’ai faim. J’ai faim, ok ? Les ennuis commencent.

- « Quelle différence peuvent faire deux bonbons … personne ne remarquera rien ! » murmura-t-il à ma conscience.

- « Non, tu n’en as pas besoin, abstiens-toi. Tu as 23 ans. Il est temps d’arrêter ce genre de comportements. »

Comme je marchais vers la salle de classe, droit vers ma bouteille d’eau pour rincer ce qui restait de ce que j’avais mangé, ma culpabilité était palpable. « Tu n’aimes même pas ce genre de bonbons », pensais-je, tristement.

L’écart de conduite me suit dans Babylone comme une ombre inévitable. Un enseignant est souvent occupé à rechercher les nouvelles méthodes d’enseignement  sur Internet. Pour ma part, on peut souvent me prendre en flagrant délit, naviguant sur le site de BBC-Sports à la recherche du dernier morceau de non-information qui n’apportera absolument aucune nouveauté à ma vie.  Dans la salle du personnel, on peut trouver de quoi faire un café ou un thé. Il y a un panneau sur le mur, avertissant des dangers d’oublier de laver sa tasse après utilisation. Et juste sous ce signe, on peut trouver ma tasse. Sale. Elle trône, fière et impétueuse : de la céramique tâchée, symbole de corruption dans cet environnement harmonieux. Combien de temps avant que mes collègues ne se rendent compte que cette tasse-là n’est pas non plus complètement propre ? Et ce savon et cette éponge chaude ne réussiront pas à me purifier. Ou quoi qu’il en soit, pas assez.

Le professeur, après tout, est l’emblème de la moralité. Mais assis chez moi, en feuilletant mon tout nouveau livre d’espagnol, prenant des notes sur un papier venant tout droit de l’imprimante de l’école, je réalise que si je ne fais pas taire le démon qui m’habite, je serais découvert tôt ou tard. Pendant ce temps, une lutte morale fait rage dans mon âme : Bien vs Mal. Un combat inégal.

Translated from Machiavellian mischief in a Madrid staff-room