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L'Ukraine et le langage de la géopolitique

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Tour de babelCulture

Les enfants jouent souvent au jeu de société Risk. C'est une façon simple de voir comment le monde est divisé, avec des simplifications intéressantes. L'ironie du sort veut que l'Ukraine recouvre entièrement la Russie européenne sur la planche de jeu. En faisant référence à cette région, quelqu'un dirait naturellement « the Ukraine ». Mais pourquoi cela a-t-il autant d'importance ?

Lorsque l'on joue à un jeu, cela n'a pas d'importance. Mais lorsque l'on traite d'affaires géopolitiques, si l'article « the » (en anglais dans le texte original) précède le nom du pays « Ukraine », la souveraineté de celui-ci est remise en question. 

Grâce aux pourparlers de paix à Minsk le 12 février dernier, les quatre chefs d'État de la Russie, de l'Ukraine, de l'Allemagne et de la France semblent avoir réussi leur vraie première tentative pour mettre fin à la guerre civile dans le Donbass. Nous pouvons néanmoins nous demander si la trêve va durer. En effet, les combats dans la région de Debaltseve les jours derniers ainsi que l'explosion qui a tué deux personnes, dont un policier à Kharkiv dimanche dernier, soulignent la fragilité des accords de Minsk.

Depuis le début de la révolution de Maïdan en novembre 2013, la situation en Ukraine a été tout particulièrement imprévisible. Ce qui a commencé comme une révolte contre le gouvernement corrompu de Yanukovych et en faveur d'un rapprochement avec l'Europe, s'est soldé par une annexion de la Crimée par la Russie et une guerre civile dans l'est du pays. Peu importe le dénouement des derniers accords de paix, le fait que Poutine profite de la situation instable de son voisin démontre clairement qu'il ne respecte pas l'Ukraine en tant que nation souveraine.

Au regard des circonstances actuelles, antéposer l'article « the » au nom du pays « Ukraine » semble être une question anodine. Cependant, en creusant un peu plus, cette dernière a une forte valeur symbolique et représente le plus gros défi auquel l'Ukraine fait face depuis son indépendance en 1991 : sa reconnaissance en tant qu'Etat-nation indépendant.

Qu'y a-t-il de sous-jacent à un nom ?

La plupart des linguistes s'accordent à dire que le nom « Ukraine » vient de la préposition russe « u », qui signifie « à » et du mot russe « krai » qui fait référence au bord, à la frontière. Une traduction possible serait « région limitrophe » ou « à la frontière ». Celle-ci a été précédemment utilisée pour décrire la région à la frontière sud entre la Pologne et la Russie. Avant 1991, lorsque l'Ukraine faisait encore partie de l'Union soviétique en tant que République socialiste soviétique d'Ukraine, on y faisait fréquemment référence sous la dénomination « the Ukraine ». Le même problème se posait avec les anciennes colonies comme « the » Liban (« Lebanon » versus « the Lebanon » en anglais dans le texte original).

Officiellement, seuls deux pays devraient être mentionnés, en langue anglaise, avec l'article défini : « the » Bahamas et « the » Gambie. Pourtant, il y a certains pays qui peuvent porter un article sans créer de confusion sémantique vis-à-vis de leur souveraineté. C'est le cas d'autres groupes d'îles comme, par exemple, « the » Philippines, ou de noms pluriels tels que « the » Etats-Unis ou « the » Pays-Bas (bien que les Néerlandais fassent référence à leur pays au singulier « Pays-Bas »). Lorsqu'il s'agit de régions à l'intérieur d'un pays, comme le Nord-Est, on doit aussi utiliser un article. La même logique a été appliquée à l'Ukraine lorsqu'elle faisait encore partie de l'Union soviétique. D'autres États soviétiques comme la Lituanie n'ont jamais admis l'article défini « the » car ils ont été jadis des pays indépendants.

Suite à la déclaration d'indépendance de l'Ukraine, la langue anglaise a changé la dénomination officielle pour « Ukraine », reconnaissant ainsi la souveraineté du pays. Toutefois, la communauté internationale, a, depuis, souvent fait référence au pays en tant que « the » Ukraine (même le Président Obama a été pris la main dans le sac en train d'utiliser cette dénomination jusqu'à l'année dernière).

L'utilisation de l'article défini n'est pas totalement fausse mais ce dernier devrait uniquement être utilisé dans le contexte historique de la région non limitrophe. Lorsque l'on considère la nation ukrainienne, l'utilisation de l'article défini discrédite sa souveraineté. Ainsi, l'importance de cette nuance est bien comprise et de ce fait, la majorité des journaux et des chefs d'État s'en tiennent aujourd'hui à la forme « Ukraine ».

Bien que la langue russe n'emploie pas d'articles, elle utilise deux principales prépositions pour indiquer un endroit ou une direction : « na » et « v ». De manière générale, la préposition « na » est utilisée pour définir un endroit au sein d'une zone géographique étendue sans frontière claire. « V » est utilisée dans le cas de zones géographiques ou politiques qui sont officiellement définies par des frontières, telles que des pays ou des villes. On devrait donc dire « na Kavkaze » pour dire « dans le Caucase » et « v Rossii » pour dire « en Russie ». De par cette distinction, le problème linguistique associé au conflit est tout à fait compréhensible. Devrait-on dire « v Ukraine », en tant qu'État aux frontières officiellement délimitées, ou « na Ukraine », pour faire référence à la zone qui s'étend à, ce qui a été par le passé, la frontière sud-ouest de la Russie ?

Postindépendance

Après avoir gagné son indépendance en 1991, l'Ukraine a demandé à la Russie de cesser l'utilisation de « na Ukraine » et de commencer à reconnaître l'Ukraine en tant qu'Etat souverain indépendant avec l'emploi de la préposition « v ». Cependant, l'ensemble des médias russes, aussi bien les chaînes détenues par l'État comme Rossia 1 que les journaux indépendants tels que Slon, utilise toujours la forme « na Ukraine ». Cela est lié à la norme littéraire officielle russe qui veut que l'on s'en remette à la connotation historique et linguistique de région limitrophe pour définir l'Ukraine.

Pour la majorité des Russes, cela ne relève pas d'une décision réfléchie mais d'un usage tout à fait normal. « Je dis généralement "na Ukraine", bien que ce ne soit pas pour des raisons politiques », explique, Lyosha, un jeune moscovite. « J'utilise "na" car c'est la norme littéraire. L'évolution de la langue au fil des années nous a conduits vers cette norme. »

Le choix stylistique devient encore plus intéressant si l'on porte un regard sur les régions en conflit.

Devrait-on parler de Crimée ou de « the » Crimée ? Les deux formes sont utilisées en langue anglaise. En russe, on dirait « v Krimu ». Une péninsule ou une île est normalement désignée avec la préposition « na ». Toutefois, la Crimée est bel et bien séparée du reste du continent. Elle est donc considérée comme une région avec une frontière bien définie. 

Pour la région du Donbass, qui comprend les oblasts séparatistes de Donetsk et de Lugansk, les deux formes sont employées. Dans les journaux britanniques, on trouve à la fois « Donbas » et « the Donbas » (en anglais dans le texte original, ndt). En russe, la norme officielle requiert l'utilisation de la préposition « v » car le nom de la région est un acronyme de « Donetskiy bassein » (le bassin de Donetsk). Il faudrait donc dire « v basseine ». Pourtant, certains journaux russes et ukrainiens utilisent la préposition « na ».

« Lorsque l'on fait référence à un pays, par exemple l'Ukraine, on utilise la préposition "v" », explique un éditeur de l'un des plus importants journaux ukrainiens, Korrespondent. « Cependant, lorsqu'on parle d'une région à l'intérieur d'un pays, comme le Kouban ou le Donbass, qui ne sont pas des pays à part entière, on utilise la préposition "na" ».

Pour de nombreux Ukrainiens, « na Ukraine » signifie que leur pays n'est pas considéré comme un Etat-nation indépendant. Cela reviendrait à parler du Soudan en tant que « the » Soudan car ce pays renvoie à l'origine à un désert, ou encore de parler de « the » Congo comme si ce pays était toujours simplement la zone qui entoure le fleuve Congo.

Evidemment, le président Poutine privilégie le style russe officiel qui, de manière inévitable, a une connotation politique. « La Russie utilise de manière délibérée la préposition "na" car elle considère toujours l'Ukraine comme une région et non un pays », affirme l'éditeur. Lors de plusieurs conférences de presse, Poutine a en effet indiqué à plusieurs reprises qu'il ne reconnaissait pas l'Ukraine comme un État-nation souverain.

Pour Poutine, la mauvaise action des bolchéviques au cours de la guerre civile de 1917 à 1922 est encore et toujours reponsable de la création de l'Union soviétique. Et ce dernier est déterminé à aller aussi loin que nécessaire pour réparer cette « mauvaise action ». Avec l'annexion de la Crimée et la révolte dans l'est de l'Ukraine, la Russie a plutôt bien réussi dans sa tentative de réduction de l'Ukraine à l'état de simple région limitrophe qu'elle était autrefois.

La politique de Poutine, depuis la révolution de Maïdan, a inspiré beaucoup de nouvelles blagues à son propos. Voici l'une d'entre elles : « Vladimir Vladimirovitch, y aura-t-il à nouveau un “rideau de fer" ? Non, un simple fil de fer barbelé suffira ».

L'impuissance de l'Europe à stopper l'annexion russe de la Crimée et le soutien militaire actuel à la région du Donbass remettent en cause la souveraineté entière de l'Ukraine. La langue anglaise a fini par abandonner l'article défini.

Pour Poutine, cependant, c'est toujours « the Ukraine ».

Translated from Ukraine and the language of geopolitics