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Le cinéma européen, théâtre du doute

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Le cinéma européen a-t-il une âme propre, qui le différencie du cinéma japonais, américain, iranien ? Oui, au-delà des prototypes et des individualités : c’est le cinéma du doute.

« Les Européens ont-ils déjà trouvé une âme commune aux cinémas d’Europe ? » (1) se demande le réalisateur grec Théo Angelopoulos. Il est facile de nier au cinéma européen toute spécificité. Mais malgré les sceptiques aux critiques faciles, malgré, surtout, les difficultés et limites dues à la portée restreinte des vérités établies (le cinéma étant d’abord fait de prototypes et d’individualités), il est possible d’identifier cette âme.

A vrai dire, parmi les tentatives de définition, rares sont celles qui convainquent.

Une erreur revient souvent, celle de définir le cinéma européen par son esthétique minimaliste, son absence de « happy end », ses sujets sociaux. Cette approche non seulement occulte tout le cinéma de genre européen –majoritaire, mais fait peu de cas d’un pan entier du cinéma japonais des années 50 ou du cinéma iranien d’aujourd’hui, qui pourraient être définis pareillement. De même, la caractérisation du cinéma européen suivant son mode de production, souffre de se référer uniquement au modèle hollywoodien, sans se soucier de tout le secteur indépendant américain, au fonctionnement assez proche du modèle européen.

Il apparaît assez nettement que des critères esthétiques, économiques ou liés aux genres ne sont spécifiques à aucune cinématographie, tant les influences mutuelles en ces domaines sont nombreuses.

Philosophie du doute

Ce qui peut alors différencier le cinéma européen des autres, c’est alors peut-être la philosophie sous-jacente aux histoires racontées. Une certaine vision du monde, qui ne se copie pas forcément, car elle ne se partage pas toujours entre les différentes civilisations. Une vision du monde dont la clé de voûte européenne serait la notion de doute, se basant sur le concept philosophique de Descartes, mais qui s’élargirait à de très nombreux champs de l’activité humaine. En quelque sorte, le doute en tant que moyen de réflexion, mais aussi le doute en tant qu’attitude envers le monde.

De cette approche particulière de voir le monde, naîtrait une manière tout aussi spéciale de le représenter. Ainsi Angus Finney (2), en s’intéressant plus particulièrement aux scénarios, affirme que si le cinéma américain explique le monde à ses spectateurs, le cinéma européen, lui, le commente. D’une certaine façon, le scénario européen serait plus réfléchi (sans qu’il faille y trouver une connotation intellectuelle).

Noirceur, scepticisme, distance…

Une hypothèse que soutient le réalisateur français Bertrand Tavernier, spécialiste du cinéma américain, en simplifiant de son propre aveu : « Le cinéma américain est basé sur l’affirmation et le cinéma européen sur le doute. Si vous examinez attentivement un certain nombre de réalisateurs européens travaillant à Hollywood (Lubitsch, Wilder, Lang, Boorman…), vous vous apercevrez que le point commun de leurs films, c’est une noirceur, un scepticisme très souvent, une distance… que vous ne trouverez pas –ou d’une manière totalement différente- chez Hawks et Walsh, par exemple. (…) Si vous vous attachez à l’essence du cinéma européen –de Rossellini à Renoir, de Vigo à Powell, de Fellini à Bergman…-, vous vous apercevrez aussi que le doute joue un rôle essentiel. Les films de ces cinéastes questionnent, s’interrogent, remettent en cause le monde et n’y apportent pas forcément de réponse. Les films américains, même quand ils sont critiques, apportent forcément une réponse » (1).

Ainsi, le cinéma américain serait en général behavioriste : les actes, les gestes et les paroles permettraient de pénétrer la conscience de l’individu. Au contraire, le cinéma européen serait plutôt introspectif, procédant à une analyse de soi par soi-même, la preuve étant la quantité de films où l’acteur fait figure de double du réalisateur.

Un mal-être inexplicable par les faits

Le cinéma européen s’intéresse très souvent à la mémoire, comme s’il entretenait un rapport obsessionnel au passé. La conséquence en est une attitude du cinéaste européen plus centrée sur l’interrogation (attitude le plus souvent impossible sur des évènements se situant dans le présent).

Au final, les personnages fictionnels américains sont majoritairement positifs, ancrés dans l’action afin de surmonter un conflit, alors que leurs homologues européens souffrent d’un mal et d’une culpabilité insurmontables : c’est la métaphysique existentialiste, qui est à la source de ce mal-être inexplicable par les faits.

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(1) in « Cinéma européen et identités culturelles », sous la direction de Frédéric Sojcher, Revue de l'Université de Bruxelles, 1996.

(2) Angus Finney est l'auteur de « The State of European Cinema: A New Dose of Reality », Cassel, New York & London, 1996.