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Le béton, nouveau sultan d’Istanbul

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Société

Depuis qu’Istanbul a acquis le statut envié de mégalopole dynamique, la capitale économique turque poursuit une mue profonde menée au nom du « marketing urbain global ». Alors que les gratte-ciels de verre font désormais de l’ombre aux minarets, l’actuelle restructuration de la place Taksim est l’une des illustrations récentes des conséquences de cette mutation rapide.

Si l’idée d’offrir un lifting à cette esplanade et de repenser ses fonctions pouvait a priori faire consensus, les grandes lignes du « projet Taksim » ont, par contre, suscité la controverse. Annoncé par le premier ministre Erdoğan durant la campagne électorale législative de 2011, le projet a été dévoilé au grand public par la municipalité début 2012. De prime abord, l’intention affichée semblait louable : rendre la place aux piétons en reléguant le trafic en sous-sol. Mais les détails du plan d’aménagement ont très vite inquiété la société civile.

La démocratie, laisse béton

Ainsi, dès l’annonce du projet le collectif Taksim Plateformu s’est employé à dénoncer le parti pris urbanistique choisi et à proposer des alternatives. Pour ses membres, le projet Taksim ne constitue que l’ultime avatar des carences d’une politique de rénovation urbaine qui, de manière quasi systématique, fait fi des exigences démocratiques (absence de consultation préalable des habitants et professionnels de l’urbanisme, manque de transparence). En l’espèce, c’est également la rapidité inhabituelle avec laquelle les instances municipales et autres agences réglementaires ont approuvé le plan de restructuration qui serait révélatrice de l’incurie des pouvoirs publics. On comprend ainsi mieux pourquoi, lorsque les travaux ont débuté en novembre 2012, riverains et commerçants ont eu le sentiment d’être mis devant le fait accompli et n’expriment aujourd’hui qu’incompréhension et frustration. Comme le confie un Stambouliote désabusé : « Ici, n’importe qui peut construire n’importe quoi, n’importe où ! ». Dans un tel contexte, difficile de croire, en effet, que le projet Taksim a été conçu dans l’intérêt des citoyens, d’autant que les performances de l’économie nationale reposent en grande partie sur le secteur du BTP. Dans la sphère politique nationale, il se murmure, en outre, que les grands projets d’infrastructures sont devenus des arguments électoralistes. Rien d’étonnant donc à ce que la suspicion règne quant aux véritables intentions des concepteurs du plan d’aménagement d’une place par ailleurs hautement symbolique.

Le béton, outil de coercition sociale ?

Taksim meydanı, outre sa centralité géographique, et son rôle de plateforme de transports, occupe une place à part dans la mythologie urbaine stambouliote. Tout d’abord, c’est l’un des projets urbains les plus emblématiques de la République kémaliste (y sont implantés le Monument de la République et le centre culturel Atatürk). Une coloration politique que dans les années 90, Recep Tayyip Erdoğan, alors maire d’Istanbul, avait songé à diluer en proposant de construire une mosquée sur la place.

Mais, dans une ville où les places d’envergure sont une denrée rare, Taksim demeure surtout un point de ralliement unique pour les manifestants de tous bords politiques. A Istanbul, il est en effet habituel de voir, et ce plusieurs fois par semaine, des cortèges de protestataires défiler le long d’Istiklal, puis déboucher sur les pavés de la place Taskim. Cette dernière est en quelque sorte constitutive de l’ADN du citoyen engagé. Manifestants du premier mai, supporters de foot, étudiants, nationalistes, etc … tous apprécient la surface disponible et la visibilité qu’offre l’esplanade. Historiquement, Taksim n’est pas moins que l’un des derniers bastions d’expression politique d’importance dans la sphère publique stambouliote et nationale. Un lieu essentiel pour la vie démocratique comme viennent malheureusement le rappeler les violentes échauffourées qui ont opposées le 1er mai les manifestants aux forces de l'ordre.

Alors que la liberté d’expression est encore trop souvent mise à mal en Turquie, certains observateurs craignent légitimement que la ‘rigidité’ urbanistique introduite par le bétonnage des abords de la place ne menace la survie de cette plateforme citoyenne. Selon eux, la convergence des manifestants sur la place sera considérablement réduite (moins de points d’accès piétons), voire virtuellement impossible, une fois l’avenue piétonne Istiklal bouclée par les forces de l’ordre. De facto, le béton verrouillera la place en limitant physiquement les possibilités de regroupement.

Parade implacable à l’exercice de la liberté de rassemblement et d’expression ? Certains n’hésitent pas prêter aux porteurs du projet d’aussi noirs desseins. Qu’elles soient idéologiquement motivées ou effectivement fondées, ces accusations s’appuient sur l’argumentaire du projet qui ne résout aucune des questions qu’il soulevait. Dans une mégalopole engorgée et polluée, aucune réflexion sur la présence de la voiture n’a formellement été engagée. Le projet Taksim se contente d’escamoter les véhicules mais les flux de circulation ‘invisibles’ resteront constants.

Autre controverse loin d’être marginale : la reconstruction de baraques militaires détruites en 1940 qui signerait la destruction Gezi park, l’un des rares espaces verts de la ville situé au nord de la place. Les bâtiments projetés devraient notamment abriter un centre commercial dans une ville déjà largement dotée induisant une gentrification et une privatisation de la sphère publique. Le parc, seul lieu de socialisation de la place, où le béton et la consommation n’avaient pas droit de cité a vraisemblablement attisé les convoitises des promoteurs immobiliers.

Dé-politisation et dé-socialisation de l’espace public. Les urbanistes s’interrogent : à qui appartient vraiment la ville si le droit d’en jouir est dénié aux citoyens ?

Photos : Une (cc) oso/flickr ; Texte : © Tania Gisselbrecht sauf l'illustration © Corentin Gallard