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La série Borgia : faut-il tout réécrire ?

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CulturePolitique

J’ai rencontré Pol Bruno dans sa chaleureuse maison bretonne en bord de mer. Successivement assistant-réalisateur de films de long métrage, professeur de philosophie, directeur d’études d’un institut de recherches en sciences sociales, il garde de ses nombreuses activités professionnelles une curiosité toujours en éveil.

Depuis plusieurs années, il travaille sur l’histoire des Borgia : l’occasion de lui poser quelques questions sur la première saison de la série télévisée.

cafebabel.com : Avant de parler de la série télévisée, j’aimerais savoir pourquoi vous vous êtes intéressé aux Borgia ?

Pol Bruno : En 1964, j’ai découvert Le Concile d’Amour de l’écrivain allemand Oskar Panizza. La réjouissante férocité avec laquelle sa pièce raconte les fêtes libertines au Vatican pendant le pontificat d’Alexandre VI(Rodrigo Borgia) fut une révélation. Le fait qu’en 1895, à la suite de cette publication, Panizza ait été incarcéré un an à Munich, donnait un impact particulier à cette lecture. La source d’information de Panizza est essentiellement le Journal de Johannes Burckard, maître de cérémonie du Vatican sous quatre pontificats. Celui-la même qui est mis en scène dans la série.

cafebabel.com : Qu’avez-vous pensé de la série diffusée sur Canal+ ?

« Cette série télévisée est une fiction et il est bon qu’elle le reste .»

Pol Bruno : Je l’ai regardé avec attention et intérêt tout en ayant conscience que j’étais un téléspectateur fort peu réceptif. C’était une expérience de distanciation brechtienne (techniques théâtrale visant à distancer le public de ce qui se joue sur scène, ndlr). Je comparais sans arrêt les situations et les personnages inventés par Tom Fontana (scénariste de la série, ndlr) avec ce que je sais de leur existence historique.

cafebabel.com : Quid des personnages ?

Anciennement Rodrigo Borgia. Pol Bruno : Il y a de nombreux anachronismes psychologiques. Les protagonistes de la série parlent et agissent de manière complètement déconnectée des réalités sociales de leur époque. Lucrèce (la fille naturelle du cardinal espagnol et futur pape Rodrigo Borgia, ndlr) ne peut refuser le mari que le pape choisit pour elle. Les relations interpersonnelles ne fonctionnaient pas sur cette grille de lecture qui est plus la notre, actuelle, que celle de personnes vivant à la Cour vaticane au XVe siècle.

cafebabel.com : En dehors de cet aspect, les personnages sont-ils conformes à leur réalité historique ?

Pol Bruno : Malgré certains détails pointus que les scénaristes ont su utiliser, je répondrai globalement non. Pour vous Juan (Stanley Weber) est le frère aîné de César (Mark Ryder)?

cafebabel.com : Oui. Pourquoi ?

Pol Bruno : Mauvaise pioche. Dans la réalité, César Borgia, né en 1475, est l’aîné de Juan, né en 1476 ou 1477. La rivalité entre les deux frères reposait sur une inversion de leur droit d’aînesse. En tant qu’aîné César aurait dû accéder au métier des armes et son frère cadet se consacrer à l’Église. Le cardinal Rodrigo Borgia, leur père, a décidé d’inverser leurs trajectoires.

cafebabel.com : Pourquoi ?

Pol Bruno : Pour deux raisons qui s’excluent l’une l’autre. Fin connaisseur de la puissance temporelle de l’Église, Alexandre VI pouvait penser que cette charge était la plus digne de son « aîné » César. En devenant cardinal, César mettait ses pas dans ceux de son père comme Rodrigo Borgia l’avait fait avec son oncle, le pape Calixte III. Mais, il existait une autre raison possible. Vous vous souvenez qu’au moment de retirer ses enfants à Vanozza Cattanei (maîtresse de Rodrigo Borgia, ndlr) pour qu’ils viennent vivre au Vatican, Rodrigo Borgia émet des doutes qu’en à la paternité du dernier : Gioffré. En réalité si doute il pouvait y avoir, il concernait plus l’aîné que le benjamin.

cafebabel.com : Il faut tout réécrire !

Pol Bruno : Surtout pas. Cette série télévisée est une fiction et il est bon qu’elle le reste. Mais, il m’arrive de penser que la réalité fut plus passionnante que la fiction. Lors de l’annulation de mariage de Lucrèce avec Giovanni Sforza pour non consommation (1498), le page Pedro Caldès, dit Perotto, fut le messager entre le Vatican et le couvent. Il fut aussi l’amant de Lucrèce qui se présenta enceinte devant le collège des cardinaux qui allait prononcer l’annulation de son mariage. Ses dames de compagnie durent concevoir des vêtements assez larges pour masquer son ventre. Quand César, son frère, l’appris, il poursuivit le page dans le Vatican. Perotto fut légèrement blessé alors qu’il se réfugiait sur les genoux du Saint-Père et son sang tâcha la robe pontificale. Jamais il ne fut tué par César. Toutefois, son corps fut repêché dans le Tibre quelque temps plus tard.

cafebabel.com : Qu’en est-il exactement de la légende noire des Borgia ?

Pol Bruno : Si je me réfère à cette première saison, il y a beaucoup à gommer. Juan n’a pas tué son demi-frère Pedro-Luis. Il avait une douzaine d’années à la mort de celui-ci. Lucrèce n’a pas tué son frère Juan. L’implication de César est possible mais n’a jamais été prouvée. L’historienne italienne, Maria Bellonci (auteure du livre Lucrèce Borgia, ndlr), réfute les accusations d’inceste visant Lucrèce. En revanche, Sancia d’Aragon (fille illégitime du roi Alphonse II de Naples), l’épouse de Gioffré, avait une réputation de nymphomane et il n’est pas impossible qu’elle ait resserré, à sa manière, les liens de famille.

cafebabel.com : Pourquoi tant d’accusations infondées ?

Pol Bruno : La xénophobie. Les Borgia sont des étrangers. Des « Catalans » disent les Romains. S’ils réussissent à fonder une dynastie pontificale s’en est fait du pouvoir des barons romains. Les Français avaient confisqué la papauté en la transférant à Avignon. Pourquoi les « Catalans » ne chercheraient-ils pas à l’installer à Valence ou à Madrid ?

Photos : Une et Lucrèce Borgia  (cc) cattias/flickr, Pape Alexandre VI (cc)Real Distan/flickr  Vidéo : Bande-annonce (cc) DrGonzo2015/youtube, Interview Tom Fontana (cc) AtlantiqueProd/flickr