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« Las Mil y Una » : regard queer à la Berlinale

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Très lentement, le regard change au cinéma, et ce qui est mis en lumière aussi. On passe d’un « male gaze » prédominant à davantage de films réalisés par des femmes, ainsi qu’à une déconstruction des conventions. Certains des films présentés cette semaine à la Berlinale participent de ce bouleversement.

La section « Panorama » se revendique explicitement féministe, queer et politique, tout en cherchant à aller au-delà de ces catégories. En choisissant d’ouvrir sa nouvelle édition par « Las Mil Y Una » de l’Argentine Clarisa Navas, la sélection « Panorama » s’est montrée fidèle à ses principes et à son exigence.

Née en 1989, Clarisa Navas fait partie de cette nouvelle génération de réalisatrices pour lesquelles il est essentiel de sortir d’idées préconçues et caricaturales, afin d’offrir un nouveau regard sur le monde. Son film suit la jeune Iris, 17 ans, dans la cour de sa cité HLM, quelque part en Argentine, et plonge avec elle dans le quotidien d’un petit groupe d’adolescents LGBTQ+. Dès les premières scènes, les normes sont inversées : les jeunes hommes traînant le soir sur les murs de la cité ne déshabillent pas les jolies filles du regard, mais cherchent les autres hommes, tapis dans l’ombre de recoins bétonnés, et profitent d’une partie de cache-cache pour s’abandonner à leur désirs fulgurants.

Refus des clichés, renversement des attentes : ce sont les hommes qui dansent de manière extrêmement sexuée et provocante, eux qui s’entraînent et s’admirent devant les miroirs, qui se montrent nus à des inconnus via leur ordinateur. Ils se maquillent, s’habillent de couleur, se parent de colliers, restent à la maison pour jouer avec des peluches, évoquent le sexe anal devant leur mère et rédigent des journaux intimes. Pendant ce temps, les filles jouent au basket, arpentent les rues de la cité et du quartier de jour comme de nuit, en discutant drogues, maladies infectieuses, et cunnilingus. On traite également de prostitution, d’abus sexuel et de cyber-harcèlement sans jamais tomber dans le pathos. Tous ces sujets composent le portrait subtil et extrêmement riche d’une jeunesse résolument contemporaine.

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Dans une mise en scène et une cinématographie innovantes et parfaitement maîtrisées, la réalisatrice crée un univers entre ombre et lumière, intérieur et extérieur, faisant s’interpénétrer différents univers, à l’image de ses personnages qui oscillent entre enfance et âge adulte. L’espace privé ne semble pas pouvoir exister. On est toujours dérangé, surpris, envahi par le bruit, par les autres, perpétuellement soumis à l’intrusion. La jeune actrice Sofia Cabrera est l’image vivante de l’adolescente : Iris court comme une enfant, se cache sous son pull, sourit pour elle-même en baissant la tête lorsqu’elle est gênée, fuit les regards inquisiteurs. Parfois, la caméra est posée dans une chambre comme le serait un smartphone qui enregistrerait la scène à l’insu des personnes présentes. Notre héroïne et ses amis se lovent les uns contre les autres sur un matelas, tandis qu’on devine sur l’ordinateur la fenêtre mal dissimulée d’un tchat où un homme se masturbait. Cru, réaliste, à la recherche d’une vérité qui le fait parfois tendre vers le documentaire, le film traite de sujets difficiles et tabous sans jamais devenir misérabiliste. Au contraire, il souligne la dignité et le courage de ses personnages, révèle leur tendresse et leur humour, aussi.

Dans un décor, un pays et une forme de narration différente, « Nackte Tiere » de l’allemande Melanie Waelde, met en scène des adolescents qui participent également à déconstruire les normes liées au genre. Waelde, trentenaire et issue de l’Académie allemande du film et de la télévision de Berlin (DFFB), dresse le portrait d’une certaine jeunesse d’aujourd’hui, dans un style dénudé qui refuse l’esthétisant. A l’image d’Iris, Katja (Marie Tragousti) est loin du stéréotype de la petite princesse hyper sexualisée. Les arts martiaux sont sa passion, les coups sa façon de communiquer. Comme Iris, elle dort dans un grand lit avec ses meilleurs amis, en sandwich. Comme Iris, Katja n’accepte le contact physique que lorsqu’il est amical ou brutal, et refuse la sexualité.

Qu’elle vienne d’Argentine, d’Allemagne ou des États-Unis (comme dans la série HBO « Euphoria »), une nouvelle jeune femme se dessine sur nos écrans : elle est féministe, déterminée, queer, engagée, consciente, courageuse, et parfois asexuée. Et en cela, elle participe d’un mouvement qui fait écho aux mots employés par le nouveau directeur artistique de la Berlinale, Carlo Chatrian, lorsqu’il définit la nouvelle section « Encounters » (celle-là même où « Nackte Tiere » est présenté) : « Avec 'Encounters', nous recherchons la liberté inconditionnelle. Des films parfaitement libres et dédiés à leur vision, leur histoire, leur style et leur voix propre. (…) Des films qui regardent vers l’avenir, là où le cinéma sera dans vingt ans, dans dix ans. Ou peut-être simplement demain. ».


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