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Gomorra : la mafia italienne au cinéma

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anne fargeas

SociétéPolitique

Interview exclusive de Roberto Saviano, journaliste napolitain de 28 ans et auteur de Gomorra, une enquête explosive sur la mafia, adaptée au cinéma par Matteo Garrone. Le film sort mercredi sur les écrans français.

Condamné à mort’, titrait l’hebdomadaire italien Expresso à la sortie du livre de Roberto Saviano, Gomorra. Dès la publication de l’ouvrage en 2006, récompensé par de nombreuses distinctions littéraires comme le prestigieux Prix Viareggio, Saviano s’est retrouvé dans la ligne de mire des ‘barons’ de Cosa Nostra. En dénonçant des clans entiers de la pègre napolitaine, avec noms et prénoms dans son livre-enquête. Journaliste de 28 ans, originaire de la bourgade de Casal di Principe, bastion légendaire de la mafia napolitaine, la Camorra (‘Système O’ comme disent les parrains), Saviano reste pourtant intouchable en raison de sa célébrité médiatique.

Car la popularité de Gomorra a dépassé les frontières de la péninsule italienne. Le groupe de presse Mondadori s'est bien frotté les mains avec les 700 000 exemplaires vendus. Même l’Allemagne a qualifié à l'époque l’ouvrage de phénomène littéraire de la rentrée avec près de 100 000 ventes en trois semaines. Une Allemagne alors sous le choc après une fusillade, en août, de six jeunes ressortissants italiens à la sortie d’un restaurant de Duisbourg, une tuerie sur laquelle plane l’ombre de la mafia calabraise, la Ndrangheta.

Aujourd'hui, le best-seller poursuit sa route sur grand écran, grâce à l'adaptation du cinéaste Matteo Garrone, à partir d'un scénario écrit par le jeune Saviano lui-même. Il sort aujourd'hui dans les salles en France, et bientôt dans toute l'Europe. L'occasion pour cafebabel.com de publier à nouveau une interview exclusive réalisée à l'automne 2007.

Que répondriez-vous à quelqu'un qui voit la Camorra comme un phénomène lointain, voire folklorique et essentiellement italien ?

En vérité, il n'existe rien de plus internationalisé que les organisations criminelles, surtout celles de Naples et de Calabre. Et ce pour une raison simple : elles font partie de l'avant-garde économico-financière. Je regrette que l'Europe ne s'en rende compte seulement lorsque des meurtres sont perpétrés. Ceux de Duisburg ont ouvert les yeux à l'Allemagne mais aussi à l'Europe. Qu'est-ce que cette tuerie implique ? Que la criminalité organisée peut être définie, non plus comme une question italienne mais au contraire comme un problème européen.

Les antennes des réseaux criminels des mafias italiennes sont potentiellement infinies. En Ecosse par exemple, le clan ‘La Torre’ investit à Aberdeen [dans le tourisme, ndlr]. Tous les clans napolitains importants investissent à Dortmund, Leipzig et en Allemagne de l'Est. Francesco Schiavone, plus connu sous le nom de ‘Cicciarello’ [poisson bleuté que l'on trouve au large des côtes liguriennes] vient d’être arrêté en Pologne alors qu’il investissait régulièrement en Roumanie. Vincenzo Mazzarella a quant à lui été retrouvé à Paris alors qu'il négociait des diamants avec des groupes africains. A Nice, les investissements de la mafia se concentrent dans le bâtiment.

Bâtiment, diamant, trafic de drogues : quels sont les secteurs d'activité les plus internationalisés de la Camorra ?

L'investissement dans le secteur touristique demeure une pierre angulaire de la mafia. Les chaînes de restaurant restent une base sûre pour pénétrer un territoire. Mais la 'Ndrangheta a par exemple acheté des aciéries en Russie . La Camorra se concentre en France sur les magasins de vêtements, investit dans les transports et dans la distribution de carburant. Il y a aussi les fameuses ‘pompes d'essence blanches’, qui ne sont pas en relation avec Agip ou Total mais qui sont les marques propres de la Camorra. De nombreuses enquêtes ont été lancées à leur propos. Mais il faut savoir que la Camorra ou la 'Ndrangheta ne peuvent investir dans des secteurs dans lesquels les risques de perte sont élevés.

Raconter tout cela m’est vraiment difficile. Je ne sais pas exactement où ma volonté de réussir m'a mené. Le miracle est de porter la connaissance de ce sujet à un grand nombre de personnes, grâce à la littérature. Cela peut sembler absurde mais aujourd'hui, le danger ne réside plus dans la révélation d'une information mais dans le fait que ce récit ou cette donnée peut parvenir au monde entier.

Anna Politkovskaia par exemple, est devenue dangereuse lorsqu’elle a fait de la situation en Tchétchénie un problème international. Lorsqu’elle a fait de ce qui se passait la-bas l'histoire de tout un chacun. Lorsqu’on a demandé à l’écrivain américain Philippe Roth qui était selon lui le plus grand auteur italien de tous les temps, de Dante à la littérature contemporaine, il a répondu « Primo Levi, parce que après ‘Si c'était un homme’, personne ne peut plus dire qu'il n'a jamais été à Auschwitz. »

Concernant mes propres révélations, je crois que la mafia s'est agacée, non pas parce que j'ai recueilli toutes ces informations, mais plutôt parce qu'elles ont été publiées, ce qui est tout à fait différent. Si ces données s'étaient limitées à ma région ou bien au Sud de l'Italie, il n'y aurait eu aucun problème. Mais que ces révélations commencent à se diffuser rapidement et à grande échelle, c'est la chose la plus dangereuse qui puisse arriver a un pouvoir, quel qu'il soit.

Dans le cadre de la mafia, le pouvoir criminel se base toujours sur une information diffuse : tout le monde sait mais paradoxalement, personne n’est en mesure de prouver ou même de raconter quelque chose. Lorsque tu rompts ce curieux équilibre, tu crées un vrai danger. Et le fait que cela puisse avoir lieu en Europe, nous donne une nouvelle possibilité d'affronter ces structrures criminelles. Parce que désormais, la mafia italienne forme un tout avec les mafias albanaises ou nigérianes : la preuve, ils vont jusqu'à se marier entre eux...

Avez-vous des exemples ?

Augusto La torre, membre éminent de la Camorra, a épousé une Albanaise. Autre événement intéressant à souligner : le premier ‘pentito’ [le mafieux qui passe aux aveux et dénonce ses complices] étranger en Italie, un Tunisien, s'est avéré être affilié au clan des Casalesi, de la Camorra. La première ville que la mafia italienne a donné en autogestion complète à un clan étranger a été Castel Volturno [en Campanie], concédée aux ‘Rapaces’, un clan mafieux de Lagos et Benin City au Nigeria. Ces ‘étrangers’ peuvent donc désormais contrôler le trafic de cocaïne et le passage des prostituées avant de les envoyer dans l'Europe entière.

Assistons-nous à la construction d'un nouveau féodalisme ?

D'une certaine manière, oui. En effet, le développement économique incroyable de ces réseaux fait concurrence aux structures étatiques territoriales qui demeurent souvent lentes et inefficaces. Les clans investissent dans tous les domaines partout dans le monde mais interdisent à leurs femmes de se teindre les cheveux, parce que c'est un acte considéré comme érotique. Ils voient dans le web une

nouvelle plate-forme d'investissement mais ils interdisent à leurs familles de consommer de la drogue. C'est strictement interdit parce qu'il ne doit y avoir aucun vice parmi eux : « pas de drogués, pas d'homosexuels ». Ce genre de devise nous ramène à une époque que l'on croyait révolue. Mais ce même pouvoir criminel a compris, 10 ans avant le Medef ou la Confindustria [son équivalent italien, ndt], qu'il fallait investir en Chine. Et c'est justement cette dualité entre tradition et modernité qui les rend imbattables, en utilisant pourtant une force qui s’avère destructrice pour eux. Ainsi, aucun parrain ne parvient à survivre, ni même à échapper à la prison (...) »

Dans une interview au quotidien espagnol El País en 2006, vous vous plaigniez du désintérêt de la classe politique espagnole vis-à-vis du phénomène de la Camorra. Quelque chose a-t-il changé depuis?

Si les lecteurs bougent, quelque chose changera. Le lecteur est un consommateur. Sauf qu'à la différence du consommateur de yaourt, le lecteur, en adhérant à la thèse d’un ouvrage, peut lui donner de l’espace et une influence. Nous ne vivons plus à l’époque de Pier Paolo Pasolini ou Jean-Paul Sartre, lorsque la position de ces intellectuels, éminemment politique, suscitait immédiatement la curiosité des médias, indépendamment de l'attention du public. De nos jours, écrire sur la Camorra et ne pas recueillir l’attention de la presse signifie s’exposer aux diffamations, aux querelles et à la solitude. Dans ce sens, je me considère comme très privilégié.

Comment les autres pays européens combattent-ils la Camorra ? Dans votre interview à El País, vous sembliez particulièrement insatisfait de l’état de cette lutte...

Oui, j'étais mécontent car en Europe, nous sommes très en retard. En Espagne, l’extradition pour délit mafieux n’existait pas jusqu'en 2000. En Angleterre, la loi ne prévoit pas d’infraction pénale pour association mafieuse. En France, il est interdit de lancer une enquête sur le compte d’une personne suspectée d’appartenir à la mafia, comme une procédure d’écoutes téléphoniques par exemple. Il faut attendre qu’un délit ait été commis (homicide, extorsion de fonds...)

Finalement, le délit de mafia n’existe qu’en Italie...

Dans sa forme la plus aboutie, oui.

Quel est le pays européen le plus lié à la Camorra ?

Sans aucun doute l'Espagne. C'est dans la péninsule ibérique que s'articulent les plus gros business de la mafia, basés sur le trafic de stupéfiants ou le recyclage d’argent sale dans le secteur immobilier. Les Camorristes ont d’ailleurs rebaptisé la Costa del Sol, ‘Costa Nostra’ [allusion à Cosa Nostra]. Les mafieux voient le monde comme le jeu 'Risk' où diverses familles prennent possession et se disputent des territoires déterminés. Je crois que si le problème n'est pas traité dans un contexte européen, il n'y a plus rien à faire.

Dans un entretien, vous avez dit que « l'Espagne est pour les camorristes ce qu’a été la France pour les Brigades Rouges, dans les années 70 ». Il n'y a pourtant pas eu de doctrine Aznar...

...ou Zapatero, c'est vrai. L'accueil réservé là-bas à la Camorra est plus subtil. Le business de la cocaïne et les investissements immobiliers alimentent largement l'économie espagnole. Il existe même un accord tacite selon lequel l’organisation criminelle napolitaine peut faire des affaires tranquillement, à la condition de ne pas entrainer d'actions militaires.Certes, après les attentats du 11 mars 2004 [issus du terrorisme islamiste], l'Espagne a procédé à un durcissement du contrôle de ses côtes. Le trafic de drogues a fini par être dévié vers d'autres ports comme Anvers, Rostock ou Salerne. Néanmoins, ces attentats ont été financés avec l'argent du narco-trafic. Certes, il est plus facile de dépeindre les Talibans du point de vue religieux, la théologie islamique, mais il est inconcevable de ne pas évoquer leur aspect criminel ou leurs connections avec la mafia turque. Ce sont des évidences. Pour ma part, je n'ai jamais fait de cachotteries.

Cela fait deux ans que les émeutes ont embrasé les banlieues de Paris. Peut-on faire un parallèle entre les banlieues parisiennes et la dégradation urbaine de certains quartiers de Naples ? Secondigiano par exemple est un concentré d’HLM...

Je dirais que oui, surtout si l’on pense à la structure sociale. Considérer la banlieue comme un no man’s land urbain est une attitude beaucoup plus italienne que française. La banlieue est en réalité la non ville, pas encore achevée. Aussi, derrière les problèmes des banlieues françaises, il y a beaucoup de criminalité. Mais la différence entre Secondigliano et Saint-Denis, c'est qu'il n'y a pas d'infrastructure entrepreneuriale organisée en France. En effet, les Napolitains se moquent d'eux. Dans une chanson des Cosang [groupe de rap napolitain], on dit : «la France se la joue mais là-bas, il n'existe pas de système qui paye les salaires, ni de criminels assis à côté des politiques.». C’est une manière de dire : les Français crient que ‘Paris brûle’ mais chacun sait que dans l'Hexagone, il n’y a pas de salaire versé par la Camorra pour les familles défavorisées. Les banlieues n'ont pas été capables de produire une mafia sérieuse, synonyme de qualité entreprenariale. La délinquance se limite à des petits gangs. Je pense néanmoins que cela finira par arriver. Aujourd'hui par exemple toutes les minorités maghrébines sont entre les mains de la mafia turque.

Voyez-vous un changement au niveau des nouvelles générations dans leur rapport à la Camorra ?

On observe une plus grande volonté de comprendre, une attitude qui manquait aux anciennes générations. Ils ne voient plus les Camorristes comme les amis des chrétiens démocrates. Il y a aussi un côté amusant : l’idole des jeunes adolescents reste le boss Cosimo Di Lauro. Moi, si j’étais jeune, pourquoi devrais-je m'identifier à Romano Prodi ou Silvio Berlusconi ? Malheureusement l'unique pouvoir épique est criminel.

Nous vivons à l’heure des encyclopédies universelles comme Wikipédia. Si tu devais définir la Camorra dans cette optique ?

Je peux te dire que la première phrase serait sans aucun doute ‘organisation criminelle fondée sur le business’.

Gomorra, octobre 2008, Editions Gallimard, 358 p., 21 euros.

Translated from Roberto Saviano: «La Camorra? Un problema europeo»