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Girafes d'Estonie

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Default profile picture Delphine Leang

Marécages, remblais, et terres cultivées constituent le paysage physique de l’Estonie. Quand son paysage conceptuel foisonne de visions extraordinaires. L’art du peintre Navitrolla permet de l’admirer.

Girafes, zèbres, et lions ne sont pas indigènes en Estonie. Et pourtant ils peuplent les tableaux de Navitrolla. Ils apparaissent souvent comme des figures solitaires qui donnent une échelle à des paysages désolés sous de vastes ciels aux teintes riches. Certains ont rapidement interprété ces tableaux comme une représentation de l’image que se fait l’Estonie d’elle-même : un petit peuple dans un grand monde.

Surréalisme artistique

Dans d’autres tableaux, les paysages sont presque méconnaissables, déformés en formations rocheuses aux allures de champignons, en rocs sur le point de tomber, et en lourdes météorites flottant en plein ciel. Une ville de gratte-ciel en pierre (« Manhattan ») flotte libre comme un bateau. Naufrages, inondations, l’Arche de Noé, et la renaissance de la vie après la dévastation sont d’autres thèmes fréquents dans les peintures à l’huile très colorées de Navitrolla qui, selon certains critiques, rappellent les paysages des maîtres de la peinture hollandaise et flamande, et pour d’autres, Dalí.

Né en 1970 à Võru, ville du sud de l’Estonie, Heikki Trolla, l’artiste connu plus tard sous le nom de Navitrolla, a appris quelques techniques de base avec un artiste local, mais il est surtout autodidacte, et dans ses déclarations personnelles, il semble prendre son échec à l’entrée d’école d’art avec une fierté contestataire : « J’avais l’impression qu’être artiste n’était pas quelque chose que seule l’autorité avait le droit de décider ». Il a choisi de dessiner des animaux, dit-il, parce qu’ils ne prêteraient pas à controverse : « Presque tout le monde aime les chiens et, alors, personne ne pourrait m’accuser d’être politiquement incorrect, antiféministe, ou d’autres absurdités de ce genre ».

Le salut par les animaux

Trolla a commencé à exposer ses toiles en 1989 en tant que membre d’un groupe renégat appelé Lüliti, et a rapidement fait des adeptes. A peu près à cette période, le poète Kauksi Ulle, aussi originaire de Võru, l’appelait « Navi Trolla » qui signifie « Trolla de Navi », une ville voisine où il a passé une partie de son enfance. Il a commencé à signer son travail avec ce nom. Même si son style surréaliste lui a permis d’esquiver la controverse politique, Navitrolla s’est attiré les foudres de la controverse artistique : est-ce que des tableaux ressemblant à des couvertures pour des livres de science-fiction pouvaient être considérés comme un art national respectable dans un pays en train de se réinventer par rapport au reste du monde ? Le public semblait croire que oui. L’auteur et critique estonien Andrus Laansalu a même trouvé des rapprochements avec la mythologie finno-ougrienne dans le symbolisme animal des vaches, des chiens cornus, et des rennes – avec une tradition plus large, celle de Bosch et Brueghel en Europe, et celle du mystique Carlos Castañeda dans le Nouveau Monde.

Le phénomène Navitrolla fait partie d’une tendance générale vers le réalisme magique dans les arts estoniens, ce qui n’est pas surprenant si on pense à deux de ses plus grandes villes, Tartu et la capitale Tallinn. Bâties autour de collines dominées par des forteresses médiévales, et de ruines qui viennent compléter le paysage, elles contribuent à créer un décor spectaculaire. L’histoire, des réalités alternatives, et un nouveau futur excitant se reflètent chez un peuple conscient de nouvelles possibilités.

Marécages, remblais, et terres cultivées constituent le paysage physique de l’Estonie. Quand son paysage conceptuel foisonne de visions extraordinaires. L’art du peintre Navitrolla permet de l’admirer.

Translated from Magic and Mythology in Estonia