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Gigi Di Fiore : « Pour certains, la Camorra est un amortisseur social »

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Default profile picture Gilles Pansu

Culture

On la confond avec la Mafia sicilienne ou la Ndràngheta de Calabre. Avec le livre Gomorra de Roberto Saviano, puis le film du même nom, on a beaucoup parlé de la Camorra en Europe et dans le monde. Petit précis d’histoire pour comprendre l’origine de ce phénomène.

(G.F)« Le livre de Saviano est génial mais si l'émotion l'emporte sur le désir d'approfondir les racines historiques du phénomène, l'effet sur les consciences restera éphémère. » C'est ce qu'affirme Gigi Di Fiore, journaliste au quotidien de Naples Il Mattino et historien de la Camorra, auteur de La Camorra et ses histoires (Utet, 2005). Interview.

Si vous deviez expliquer à un jeune Européen les origines de la Camorra, par où commenceriez-vous ?

Je commencerais par ses origines espagnoles. Dans la nouvelle Rinconete y cortadillo, Cervantes décrivait une association de malfaiteurs de Séville qui avait des règles semblables à celles de la Camorra du 19e siècle. L'urbanisation de Naples et la misère de son centre historique expliquent pourquoi, depuis le 16e siècle, la délinquance s'y est concentrée. A partir du 19e siècle, l’époque de la « Camorra historique » commence car elle prend conscience de sa puissance : dans les années 40, il y avait déjà une organisation structurée, avec des règles d'entrée et une structure pyramidale et centralisée. 

Mais la situation change lorsqu'en 1861 le Royaume des Deux-Siciles (entité politique qui contrôlait le sud de l'Italie avant l'unité) disparaît au profit du Royaume d'Italie dont est à l'origine la famille piémontaise des Savoie.

Oui, l'âge d'or de la Camorra se situe autour de 1860 avec la rencontre de la nouvelle Italie unie avec la Camorra. Le ministre de l'intérieur du royaume des Savoie, Liborio Romano, chargea Salvatore De Crescenzo, célèbre chef de la Camorra, de maintenir l'ordre public dans la ville, en échange d'une amnistie générale et de l'engagement de ses hommes dans la police. Liborio justifia cette décision dans ses mémoires : « En période exceptionnelle, il faut des mesures exceptionnelles. » A partir de là, la situation a dégénéré au fil du temps malgré la répression qui a commencé en 1863, avec de faibles résultats.

La diffusion du phénomène de refus de l’autorité du nouvel Etat a entraîné aussi le brigandage, phénomène bien différent…

… car plus rurale par rapport à la Camorra qui était un phénomène urbain. Le brigandage fut alimenté aussi par la loi sur la mobilisation obligatoire (cinq ans, ndlr) de novembre 1960, à laquelle les gens cherchaient à se soustraire. Mais dans les livres d'histoire, on nous enseigne que l'Unité a été faite avec le consentement des Italiens... Ceux qui ont fait l'Italie furent les 2 % d'Italiens de l'époque. Aux premières élections du Parlement, 400 000 personnes sur 21 millions d’habitants ont voté. L'Unité a été imposée par le haut. Ce qui explique que dans le sud, l'Etat soit considéré comme étranger.

Quel événement illustre le mieux les échecs de l'unification ?

Sans aucun doute le massacre de Pontelandolfo (province de Benevento, en Campanie), le 14 août 1861 : le village fut complètement rasé lors d'une représaille de l'armée « italienne » pour le meurtre de 41 soldats du secteur, contre ceux qu'on considérait être Italiens. Il n'y avait aucune guerre en cours.

Comment expliquer le déclin économique du Royaume des Deux-Siciles ? Il est difficile aujourd'hui d'imaginer que c'est en Sicile qu'a été construite la première ligne ferroviaire italienne, par exemple...

Le premier budget de l'Etat italien en 1861 avait déjà un déficit de 500 millions de Lire de l'époque. Lors du Royaume des Deux-Siciles, il existait cinq impôts, alors que le Piémont en comptait jusqu'à 20. La Banque de Naples assurait la convertibilité de toutes les monnaies en or, grâce à ses importantes réserves d'or, contrairement aux banques piémontaises. L'économie du royaume pouvait fonctionner grâce à un système protectionniste, mais elle n'était pas prête pour affronter la concurrence. Cela est dû aussi au fait que les entreprises du nord étaient politiquement favorisées.

(Wikipedia)

L' « échec » de l'Unité permet-il d'expliquer le phénomène camorriste ?

Pour l'expliquer oui, mais pas pour le justifier. Sinon on développe « l'alibi de l'immobilisme ».

Existe-t-il des phénomènes comparables à la Camorra dans d'autres pays européens?

On a souvent fait des comparaisons avec la ville de Marseille. On a parlé beaucoup du clan des marseillais qui était venu à Naples dans les années 80 pour tenter en vain de mettre la main sur la contrebande de cigarettes. Dans les autres régions d'Europe, les conditions ne sont pas réunies. Chose étonnante, alors qu'on recherche les origines du phénomène en Espagne, il n'existe pas dans la péninsule ibérique d'organisations comparables.

Peut-être parce que l'unité de l'Espagne s'est faite autrement...

Oui, peut-être. En Italie, ce qui pouvait se limiter à un phénomène purement criminel est devenu un phénomène social qui jouit de la sympathie de certaines couches de la population. Pour certains sociologues napolitains, la Camorra est un amortisseur social. Ici, les révoltes des banlieues parisiennes ne pourraient pas se produire car la criminalité organisée parvient à contenir la violence sociale, l'insatisfaction, l'angoisse diffuse. Et cela aussi grâce aux importants trafics de drogue.

Translated from La storia della Camorra: dagli spagnoli a Gomorra