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Emily Loizeau : Monstres et Cie 

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Depuis toute petite, Emily Loizeau vit avec ses peurs et ses démons. Pour définitivement tout chasser, la chanteuse franco-britannique a convoqué la figure de sa mère défunte dans un album aussi intime que bigarré. Rencontre avec une artiste qui a décidé de « tomber le masque ».

C’était il y a très longtemps et pourtant l’image revient à chaque fois. Dans une salle d’audition, elle s’assoit face au piano. Elle s’apprête à jouer et puis non, le trou. Immense.

Loizeau de malheur

Le temps passe vite. 28 ans qu’Emily Loizeau vit avec cette « hantise du trou de mémoire ». Souvenir de ses 13 ans et d’une humiliation vécue au milieu de la salle du conservatoire quelque part en Seine-et-Marne. Pour s’en remettre, l’artiste franco-britannique a réalisé 4 albums de musique, en devenant au fil des pochettes une des chanteuses les plus appréciées de l’Hexagone. Pour le dernier, et afin de mieux chasser ses vieux démons, Emily Loizeau a décidé de s’entourer : de comédiens, de metteurs en scène, de scénographes... Ainsi avant d’être cet album sorti le 27 mai dernier, Mona a été une histoire, une nouvelle et puis une pièce de théâtre.

Lorsque la chanteuse de 41 ans vient s’asseoir à la terrasse d’un restaurant parisien du 19ème arrondissement, sa silhouette pourrait trahir celle d’une fille de 13 ans. De frêles épaules sont couvertes par une veste en cuir zippée jusqu’au cou, une paire de jambes fluettes habillée avec un collant gris qui s’échappe dans des bottines noires. Lorsqu’elle s’assoit, Emily Loizeau n’est en revanche habitée d’aucune crainte. Sûrement rompue au jeu des questions-réponses, sa voix ne convoque aucune peur. Elle porte. Même quand il s’agit d’évoquer cette fichue hantise. « C’est la première fois que je me confronte aussi directement à mon fantôme », éclaire-t-elle. En 2015, Mona a été sortie du tiroir dans lequel elle traînait depuis deux ans. Pour conjurer le sort, Emily a appris 50 pages de monologues par cœur. Et depuis, l’histoire a chauffé les planches de l’espace artistique parisien du 104 en tant que pièce de théâtre hybride avec de la vidéo, de la musique et beaucoup de texte, donc. « J’avais envie de retourner au théâtre d’où je viens, explique l’artiste. Et j’avais besoin d’inclure mon histoire dans un geste artistique complet, de me rassurer avec quelque chose de nouveau. Ça renouvelle le sang et l’oxygène. »

« Eaux troubles »

Afin de mieux respirer et de congédier ses angoisses, l’artiste convoque donc Mona. Une figure, une béquille, une icône qui fait en réalité appel aux tréfonds beaucoup plus secrets qu’un souvenir humiliant. Mona, c’est l’histoire de la mère d’Emily Loizeau, dévorée par une psychose qui lui a coûté la vie. Endeuillée, la chanteuse a beaucoup « avancé masquée » avant de savoir comment le drame pourrait servir un but artistique. « J’ai navigué en eaux troubles ces dernières années, raconte la chanteuse en se caressant l’épaule. Ça a évidemment été traumatisant et très douloureux avant que tout cela m’apparaisse comme quelque chose qui fait partie de la vie. » L’auteure-compositrice a souvent dilué ses tranches de vie dans des notes de musique. Sur Mona, elle plonge les 13 titres dans le plus profond de son être. En dézippant sa veste, elle confie : « D’une certaine manière, c’est mon travail le plus abouti. C’est l’œuvre où je me suis le plus livrée. Quand ma maman est partie, j’ai décidé de tomber le masque. Il y a une part de pudeur qui est partie ». En s’exhibant, elle s’étonne de devenir « la mère de sa mère ». Elle-même maman de deux enfants, elle atterrit sur un terrain de jeu bien connu. Salvateur.

« Mona est une petite vieille de 73 ans qui crie comme une Yoko Ono sous coke en se plaignant de l’absurdité de la vie. » Histoire de dissiper ce qui assombrit, Emily Loizeau a choisi de poser sur son héroïne le masque de l’absurde. Mona sera donc ce bébé punk qui naît à 73 ans et qui, 8 semaines plus tard, meurt de potomanie (le besoin irrépressible de boire de l’eau, ndlr). « Cette fable, c’était pour moi une manière de rire et de ne pas rester dans un terrain réaliste et lourd. » Sur l’album, certains morceaux dont les sons sont volontairement distordus dépeignent un univers psychiatrique au moins bizarre, au plus complètement barré. « J’ai voulu donner à l’histoire un univers rocambolesque. Comme pour dire que finalement, il y a une forme de vie autour de tout ça. »

« Les hommes politiques ont perdu toute forme de courage »

Et pourtant. Au fil de l’eau – élément très présent dans le disque - Mona exprime bel et bien un naufrage. Si ce n’est plus. Celui de sa mère. Celui de son grand-père - Jeremy Hutchinson - parti à 25 ans défendre l’Europe fracturée par le nazisme sur un bateau de la Navy. Et enfin, celui d’une société qui coule un peu plus tous les jours et contre qui Mona gueule quand elle n’a pas soif. « J’ai l’impression qu’on s’enfonce un peu plus tous les jours », désespère l’artiste. Une partie de moi n’y croit plus quand elle voit que le pouvoir de l’argent est tel que les hommes politiques ont perdu toute forme de courage. » Le courage de sauver la planète, le courage de tendre la main aux réfugiés... Quand l’horizon s’obscurcit si vite, quels sont les motifs d’espoir ? « Si on veut rester positif, j’ai l’impression qu’il y a une prise de conscience qui est beaucoup plus grande qu’il y a 5 ans. Nuit Debout, je veux y croire. Ça me fait un bien fou de passer Place de la République et de voir que les esprits changent. Mais une part de moi pense que c’est beaucoup trop long et pas assez radical. » Cette fois-ci, Emily Loizeau ne cherche même pas à éloigner les fantômes qui guinchent lorsqu’elle allume la radio. Le salut ? « Nos enfants, si on leur donne les clefs. Car je m’évertue à penser que nous pouvons construire quelque chose d’autre pour les générations futures. » Espérons juste qu’ils puissent boire normalement et crier un peu plus que 8 semaines.

Emily Loizeau - « Eaux sombres »

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Écouter : 'Mona' d'Emily Loizeau (Unviersal Music/2016)

Story by

Matthieu Amaré

Je viens du sud de la France. J'aime les traditions. Mon père a été traumatisé par Séville 82 contre les Allemands au foot. J'ai du mal avec les Anglais au rugby. J'adore le jambon-beurre. Je n'ai jamais fait Erasmus. Autant vous dire que c'était mal barré. Et pourtant, je suis rédacteur en chef du meilleur magazine sur l'Europe du monde.