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Décoloniser l’Histoire : « Nos silences ne nous protégeront pas »

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À l’heure où les luttes anti-racistes deviennent le nœud de nos discussions, il est temps de se demander quels sont nos outils pour créer des mouvements collectifs et solidaires autour d’un même combat. De se tourner les uns vers les autres, de créer des énergies communes pour déconstruire les récits coloniaux de nos sociétés. Article rédigé en partenariat avec le réseau global des organisations de la société civile Forus International.

À travers l'Europe, une génération s'engouffre à bras le corps dans des combats de justice sociale. Que veut dire « violence structurelle », « violence d’État » et « racisme institutionnel » ? Dans quel contexte applique-t-on la notion « d’intersectionnalité », que signifie « la blanchité », la « discrimination systémique » et pourquoi le terme « race » fait-il toujours débat ? Comment intégrer ces mouvements de résistance au cœur même des préoccupations des acteurs de la société civile ?

Une histoire à réécrire

La jeunesse européenne se lève, gronde, et se fait entendre. Portée par des slogans explicites tels que « I can’t breathe » (« Je ne peux plus respirer ») et « JusticeFor » (JusticePour), la résurgence des mouvements sociaux s’est retrouvée au cœur des discours publics.

La Brigade Anti-Négrophobie, menée par Franco Lollia, défend fermement l’idée qu’en France, le racisme d’État n’est qu’une composante d’un système colonial encore existant aujourd’hui, et qu’il est grand temps de proposer des contre-récits. L'association a été fondée en France en 2005 à la suite des incendies criminels entraînant la mort de 52 personnes, dont 33 enfants originaires d’Afrique subsaharienne, ainsi qu’aux mouvements de révoltes liés à la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré. « On a vulgarisé et popularisé le concept de négrophobie, de telle sorte qu’il définisse les frontières d’un racisme d’État spécifique, un racisme anti-noir, baptisé la négrophobie. L’antiracisme tel qu’il est agencé, en parlant de racisme tel un fourre-tout dans lequel on met tout et n’importe quoi sans le distinguer, c’est la meilleure manière de ne jamais combattre le racisme », explique Franco Lollia.

Menés par des militants eux-mêmes victimes et transformateurs de ces systèmes d’oppressions, la lutte contre ces injustices prend son nouveau tournant en Europe. L’Histoire se veut dorénavant racontée et menée par ceux qui la vivent, déterminés à ne plus se faire voler la parole ni s’excuser d’exister.

La Brigade Anti-Négrophobie travaille à démocratiser le débat sur la réalité de l’Histoire coloniale. Avec ses mots, le collectif interpelle et questionne, comme par exemple le 23 juin 2020, lorsque Franco inscrit à l’encre rouge « Négrophobie d’État » sur la statue de Colbert à Paris. L’acte, sanctionné par la suite, interpelle sur l’Histoire de la France, et ses statues que l’on érige en figures de l’identité française. Elles sont pourtant parfois le symbole d’une violence systémique dont les effets se font toujours sentir.

Manifestation Black Lives Matter
Manifestation Black Lives Matter à Barcelone le 15 juin 2020 © Valentina Ranieri>/figcaption>

« On a voulu offrir un autre regard sur la question de l’antiracisme et notamment sur l’antiracisme décolonial. Nous sommes un groupe décolonial parce que l’idée est non pas de seulement décoloniser les territoires et les corps mais aussi et surtout l’esprit. Puisque tout acte est précédé de la pensée et si la pensée n’est pas dépolluée ou déprogrammée, elle conduira toujours aux mêmes effets, sans en avoir conscience ». Au travers de son récit personnel, Franco Lollia raconte qu’avant toute révolte politique et publique, il est premièrement nécessaire de se comprendre soi-même. Déconstruire l’imaginaire blanc et l’oppression qui va avec, c’est d’abord déchiffrer comment cet imaginaire prend forme.

Éduqué aux rythmes des Disney, Franco prend conscience en grandissant que la représentation du Tarzan de son enfance cache en réalité l’essence même d’un colonialisme déguisé en récit pour enfants : « pour l’un, le Blanc, cela va inoculer un complexe de supériorité. Pour l’autre, le Noir, un complexe puissant d’infériorité. Et pourtant c’est le même programme ». S’en suit une révolution personnelle pendant l’adolescence, transformée au fil des années par l’apprentissage de l’Histoire noire, de son passé colonial, pour se défaire de l’image négative qu’il avait lui-même construite, et ainsi apprendre à s’auto-aimer.

Pour combler ce vide quant à cette Histoire, Franco trouve aujourd’hui le moyen d’ajouter au divertissement une valeur pédagogique. À travers l’élaboration d’un jeu de cartes intitulé Histoire Noire, la Brigade Anti-Négrophobie invite chacun à découvrir les personnalités noires trop peu connues du grand public, permettant aux jeunes générations issues de ces communautés de s’identifier à ces combattants anti-racistes, et d’ainsi prendre part à l’acte de résistance dont la Brigade fait preuve.

Si la mort de Georges Floyd a nécessairement profité à faire grandir l’audience sur le sujet, pour Franco Lollia, il est important de prendre conscience qu’elles ne suffiront pas à combattre le racisme et la négrophobie. Il considère qu'il est nécessaire de mettre en place des contre-stéréotypes, pour déconstruire nos idéologies. « Tant que cela ne sera pas fait, l’ensemble de la population qui a été dressée à mépriser le Noir et à adorer le Blanc, continuera à garder dans son fond le plus inconscient et immaîtrisable cette détestation du Noir et cette adoration du Blanc, qui apparaîtra à chaque fois qu’il y aura de grandes crises, qu’elles soient économiques, politiques ou sociales ». C’est l’éducation de soi, et des autres, qui permettra de démanteler nos frontières mentales, pour ainsi construire une unité.

L’art au service du militantisme

Le Comité Adama, la Brigade Anti-Négrophobie, le Belgian Network for Black Lives, le Belgian Youth Against Racism mais aussi le Café Congo à Bruxelles, ces mouvements et collectifs se démarquent de nos institutions européennes, pour accorder à leurs récits de nouveaux narratifs, et tenter d’imaginer le monde d’après : post-covid et engagé.

Résilience et vérité sont les mots d’ordres de ces militants, bien décidés à faire tomber de leur socle ceux qui portent en leur nom l’idéologie du racisme. À Bruxelles, les statues de Léopold II, figure controversée du colonialisme au Congo, sont devenues la cible d’une population en colère.

À Anderlecht, dans la région bruxelloise, se niche dans un complexe industriel transformé, un véritable pôle culturel pour la diaspora africaine. Robots engagés pour la planète et portraits de leaders culturels Afro-Américains s’entremêlent au Café Congo, où Gia Abrassart met en valeur artistes et penseurs belgo-congolais. Dans ce lieu artistique indépendant, les luttes et les résistances décoloniales sont le centre de la réflexion artistique. Conçu comme un espace interculturel, transgénérationnel et multidisciplinaire, le Café Congo se veut être un endroit de guérison et de transition, dans une quête de réappropriation de son corps et de son esprit, pour redonner à chacun l’aura de son histoire personnelle et collective.

« L’art est un médium qui permet de faire comprendre, de manière presque pédagogique et assez ludique, les enjeux de la décolonisation et comment les réhabiliter dans l’histoire de l’enseignement et dans les manuels scolaires ». Selon Gia, l’art est une nouvelle forme de narration au sein duquel les individus marginalisés trouvent le moyen de combler le fossé social dans lequel ils se trouvent. « Les artistes en marge redéfinissent leur définition de citoyenneté, d’artivistes, de citoyens, d’humains dans cette société, en déployant et en révélant leurs multiples récits personnels et leurs multiples narratifs ». Ici, on déconstruit les idéologies colonialistes dans lesquelles la société s’est faite, pour donner à chacun l’espace de s’exprimer.

« La période du covid a rendu des vulnérabilités et des colères préexistantes beaucoup plus acerbes. Cette fracture psychique, écologique, culturelle et financière, a poussé les personnes dans leurs retranchements, en se disant « Silence will never protect you » (Votre silence ne vous protégera pas - Audre Lorde) », expose Gia.

La pérennité de ces réflexions se fera par l’addition de forces collectives, qui permettront d’ici quelques années, et au travers de mouvements culturels et sociaux, de déconstruire l’impérialisme et le colonialisme de nos sociétés, pour redonner à chacun l’espace réservé à son Histoire.

Manifestation Black Lives Matter
Manifestation Black Lives Matter à Barcelone le 15 juin 2020 © Valentina Ranieri>/figcaption>

Tout comme Franco Lollia et La Brigade Anti-Négrophobie, Gia Abrassart et le Café Congo travaillent à rendre visible cet effacement de l’histoire coloniale en la remettant au centre de la dynamique de nos sociétés. Il est aujourd’hui question de diffuser de nouvelles narrations, pour n’en construire qu’une seule, anti-raciste, et espérer fonder un monde de demain juste et égalitaire. Le racisme n’est finalement plus une question d’opinion personnelle, mais s’inscrit a posteriori dans le grand champ de recherche d’une justice globale pour le bien de la planète.

En tant qu’acteurs de la société civile, nous pensons qu’il est aujourd’hui essentiel que nos organisations prennent conscience du besoin de solidarité qui émane de ces luttes, pour permettre à ces mouvements et collectifs d’avoir accès à des espaces de conversations et de communications facilitant l’écoute de leurs messages. C’est d’une mobilisation globale qu’il s’agit et d’énergies conjointement liées, pour espérer entrer dans un mouvement collectif de décolonisation. C’est la diversité de nos structures et des mouvements sociaux qui permettra à chacun d’apporter sa pierre à l’édifice pour un monde égalitaire.


Cet article est issu d’un partenariat avec Forus International, un réseau global d’organisations de la société civile, explorant les enjeux liés aux mouvements sociaux, aux espaces civiques, et à la création de nouvelles narrations positives pour les organisations de la société civile.

Photos : © Valentina Ranieri

Story by

Pénélope Hubert

I work for Forus International, an innovative global network of civil society organisations. I'm interested in social justice, interculturality, gender issues and grassroots communities.