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Daphne Bohémien : « Le drag est une forme d'art »

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Aude Fanget

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Daphne Bohémien est une Drag queen bien connue de la scène milanaise qui se définit comme une « activiste, végétarienne, drama queen, fan de chats, aux cheveux roux ». Elle est aussi une activiste pour les droits de la communauté LGBTQIA+, des personnes séropositives, et des minorités en général. Entretien.

Daphne, que signifie le drag pour toi ?

Pour moi le drag est une forme d'art. Mais le seul terme « drag » ne suffit plus. Il faudrait commencer à parler de « drag+ », un terme plus inclusif. Malheureusement, quand on parle d'activité drag, on fait encore référence à la vision binaire dans laquelle on suppose un homme qui se travestit en femme ou inversement. Mais le fait que je me travestisse ne veut pas dire que je veuille devenir une femme. Je peux devenir tout ce que je veux. Dans mon cas, faire du drag a été un acte thérapeutique : ça m'a aidée, et ça m'aide encore aujourd'hui à grandir. En même temps, c'est le travail que je voulais « faire quand je serai grande » et auquel je dédie tout. Et il n'y a pas que moi qui ai grandi : mon personnage aussi a évolué.

Comment a-t-il évolué ?

L’intention première était de faire peur. J'avais besoin de créer un monstre plus effrayant que ceux que je portais en moi, et qu'il oblige les gens à me respecter. Aujourd'hui au contraire, ma manière de faire et mon esthétique se sont adoucies. Je n'ai plus besoin de faire peur. L'art du drag est différent pour moi maintenant : c'est créer des connexions avec les gens, avoir un dialogue et construire un réseau rassurant pour toutes et tous.

Comment parviens-tu à créer ce réseau rassurant ?

Je raconte ma vie et j'aime voir que les personnes se sentent libres de le faire à leur tour. Mon histoire appartient à tous ceux à qui je la raconte. C'est seulement comme ça qu'on peut créer un réseau rassurant dans lequel je ne me sens pas seule dans ma chambre avec mes problèmes à affronter. Il y a une communauté qui me soutient.

Quand as-tu commencé le drag ?

Mon personnage est né il y a presque dix ans. Je suis vieille (rires, ndlr) ! Plus précisément, il naît d'une enfance et adolescence agitées. J'ai eu une révélation devant le film Party Monster (inspiré de l'histoire vraie de Michael Alig, dans les années 90 à New York). Peu après, j'ai commencé à construire mon personnage.

D'où vient ton nom de scène ?

Daphne Bohémien n'est pas mon premier nom, mais les précédents sont trop gênants pour être révélés (rires, ndlr). Je l'ai choisi pour plusieurs raisons : certaines légères, comme la référence à Daphne Guinness qui, pour moi, est une grande icône de la mode, mais aussi parce qu'il vient de Daphoene, la déesse grecque de la fureur orgiaque. Bref des références particulières ! « Bohémien » en revanche, je l'ai choisi parce que j'aime le courant artistique du même nom. Les bohémiens ont pris comme étendard quelque chose qui se voulait au départ une insulte : ils étaient les poètes maudits. Leurs caractéristiques ont été un fil conducteur dans beaucoup de mes performances. Aujourd'hui mon style est moins violent.

À partir du moment où tu as commencé à faire du drag, comment ont changé tes rapports à ta famille et ta vie sociale ?

À vrai dire, ils n'ont pas changé, mes parents m'ont toujours soutenue. Ma mère est ma fan numéro un. Elle me demande toujours des photos ou des vidéos, et elle partage tout sur Facebook comme une boomer (rires, ndlr). Elle est vraiment super. Mes amis aussi m'ont accompagnée dans ce parcours et d'autres personnes sont ensuite devenues mes « filles drag ». Je dirais que ça s'est très bien passé.

« Quand tu as du cholestérol, personne ne te montre du doigt, quand tu as le VIH si. »

Inutile de le nier, les histoires du monde du drag sont souvent racontées de manière dramatique. Il est donc très important de partager des histoires positives comme la tienne.

Tout à fait, la représentation c'est fondamental. Malheureusement, la réalité du monde queer est souvent marquée par une pornographie du drame : une recherche obsessionnelle du tragique. Moi je suis privilégiée, ma famille et mes amis ont toujours été à mes côtés : quand j'ai décidé de faire du drag, quand j'ai découvert que j'étais séropositive, même maintenant alors que je décide d'entamer une transition. Mais je pense qu'il est important de donner des représentations positives comme celle-ci.

Pourtant, beaucoup affirment que se focaliser sur la représentation est superficiel. Les revendications de représentation cohérente, et en faveur d'un langage inclusif sont souvent reléguées au second plan.

Utiliser un langage inclusif et le normaliser sont des actions fondamentales. Moi par exemple, je suis séropositive, et si j'y réfléchis, je pense peut-être à un seul film dans lequel c'est normalisé. De manière général, c'est plutôt présenté comme un lourd fardeau à porter. Tout cela pousse les personnes séropositives, qui sont 38 millions dans le monde, à ne pas faire de coming out, alors que c'est fondamental d'en parler.

Quand tu as du cholestérol, personne ne te montre du doigt, quand tu as le VIH si, parce que malgré le fait que ce soit une maladie sexuellement transmissible, on croit que « tu l'as cherché ». Avoir une représentation où on rappelle qu'une personne qui suit une trithérapie ne transmet pas le virus et peut vivre normalement serait un grand pas en avant. Une représentation fidèle aide les personnes qui se reconnaissent dans une certaine situation à ne pas se sentir seules, et à celles qui ne sont pas concernées, à savoir que cette situation existe et à la comprendre. Voilà pourquoi c'est si important. On en a besoin parce qu'il n'y en a pas eu jusqu'à maintenant, ou seulement un avant-goût.

« à Berlin faire du drag est davantage politique, alors qu'à New York c'est un boulot comme un autre. Ici en Italie c'est vu comme un loisir. »

Comment penses-tu que l'art du drag est traité par les médias italiens et européens ?

En Italie nous avons du retard. L'art drag est vu comme un brin d'herbe folle dans la binarité de genre dont nous parlions plus tôt, encore bien enracinée. Dans le reste de l'Europe, il y a une veine artistique et des représentations différentes. Il suffit de penser au fait que beaucoup de femmes cisgenres, de femmes transgenres et de personnes non-binaires font du drag. En Italie, ce sont majoritairement des hommes gays. Certes cette réalité existe, mais ce n'est pas la seule, et je n'aime pas voir seulement cette facette du drag. J'ai eu la chance de performer dans plusieurs villes et j'ai observé des accueils variés : à Berlin faire du drag est davantage politique, alors qu'à New York c'est un boulot comme un autre. Ici en Italie c'est vu comme un loisir.

Comment te sens-tu à Milan ? Crois-tu qu'il y ait davantage d'opportunités et une plus grande ouverture d'esprit ?

Je ne voudrais habiter dans aucune autre ville italienne. Milan offre beaucoup d'opportunités, et le monde drag vit dans une belle bulle. Ici, il y a une typologie unique de drag, très imprégnée de la mode, du design, et riche de contaminations. À Rome par exemple, il y a davantage une idée du drag dans laquelle on enfile un costume de scène, alors qu'ici une interprétation drag queen peut se faire en tenue normale. En résumé, Milan n'a rien à lui envier : on y trouve un écosystème bien plus vaste.

Actuellement tu traverses un parcours de transition d'homme à femme : comment es-tu parvenue à cette décision ?

Je ne pense pas qu'il soit adapté de parler de « décision » parce qu'il s'agit plutôt d'une prise de conscience. Tu arrives à un point où tu sais qui tu es et tu décides d'agir en conséquence. Pour moi ça a été naturel. Je me suis rendue compte que je ne me présentais pas aux gens avec le nom inscrit sur ma carte d'identité. Même quand j'avais une barbe, je me présentais comme « Daphne ». J'ai toujours parlé de moi au féminin.

Je suis arrivée à un point où la dysphorie que j'avais vécue de manière diffuse s'est manifestée de manière plus forte. C'est pour cela que j'ai pris cette décision. Le parcours commence d'abord par soi-même puis passe à la partie extérieure, qui n'est d'ailleurs pas systématique. Beaucoup de personnes trans décident de ne pas se lancer dans une transition médicale et chirurgicale, ou se trouvent dans un état psychologique, dans un environnement familial, social ou de travail qui ne le permet pas, sans parler de l'aspect économique.

Actuellement en Italie il y a des restrictions relatives à la vie sociale, et avant cela il y a eu le confinement : comment affrontes-tu ton parcours dans cette situation si particulière ?

C'est sûr que le confinement n'aide pas, parce que tout au long d'un parcours de transition, tu voudrais avoir près de toi les personnes qui te sont chères ou tu voudrais simplement te changer les idées, sortir avec des amies. Mais tout ça est impossible, ce qui rend cette situation difficile. Je dois dire encore une fois que je suis privilégiée. J'habite avec deux amies dans une atmosphère très queer et artistiquement stimulantes. Il est pourtant clair qu'il y a beaucoup de moments d'inconfort pendant lesquels tu réfléchis trop. C'est primordial de se laisser le temps d'aller mal et de prendre en compte ses émotions.

En Italie, un projet de loi (en attente d'approbation) présenté au Parlement contre l'homo-lesbo-bi-transphobie a fait polémique. Que penses-tu de ses détracteurs qui le perçoivent comme une entrave à la liberté d'expression ?

L'appeler « loi bâillon » ou autre, est inutile et stupide. Dans le récit d'un évènement de ce genre, on ne peut pas penser que la voix de l'agresseur ait le même poids que celle de la victime. On ne peut pas donner la parole aux personnes qui continuent à discriminer les minorités. Je peux avoir une confrontation avec quelqu'un qui pense autrement, mais sur des bases de valeurs communes.

Paradoxalement, pour être plus inclusif, il faut être moins inclusif. Je ne veux plus donner d'espace à ceux qui disent « Je suis raciste, mais c'est mon opinion ». Si ton opinion est une opinion de merde, je suis désolée mais ce n'est pas une opinion valide. Maintenant le débat est sur la table : il faut le traiter, et si nécessaire, en parlant haut et fort. Parce qu'après des années d'abus, ce n'est pas vrai que maintenant on ne peut plus rien dire. C'est ridicule de se cacher derrière le politiquement correct. Si ton opinion est sexiste, raciste ou homophobe, tu ne peux pas l'exprimer, parce qu'elle nuit à l'humanité et aux sentiments des autres. Dans une société qui est censée être développée, je m'attends à ce que ce raisonnement soit partagé par tout le monde.


Translated from Daphne Bohémien: «Fare drag è una forma d'arte»