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Comment Venise est devenue une « ville marchandise »

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Venise est l’une des destinations les plus convoitées par les touristes du monde entier. Et pourtant, derrière le vernis de ville-musée à ciel ouvert se cachent le dépeuplement du centre-ville, le profit d'une poignée de personnes, contre la lutte des mouvements de protestation pour une ville plus juste et plus inclusive. Interview avec l'auteur du livre « Pour une critique de l'économie touristique - Venise, entre muséification et marchandisation » Giacomo-Maria Salerno.

Ville historique, ville romantique, ville du Carnaval et du shopping de luxe, Venise est la destination touristique par excellence. Mais elle est aussi l’exemple le plus évident de la façon dont les flux du tourisme de masse peuvent peser sur une ville, en en déchirant le tissu socio-économique, en plus de provoquer de coûteux dommages environnementaux.

L’ouvrage « Pour une critique de l'économie touristique - Venise, entre muséification et marchandisation » (éditions Quodlibet - inédit en français), du chercheur Giacomo-Maria Salerno, est un travail d’analyse riche et soigné sur le lien entre le tourisme à une époque néolibérale et l’environnement urbain qui se façonne sur les flux touristiques. Cela donne naissance à des villes-marchandises, des lieux de passage pour la consommation d’expériences. La dimension logement en fait les frais. En particulier pour ceux qui ne possèdent pas les revenus et le patrimoine suffisants pour éviter l’expulsion vers les banlieues. Giacomo-Maria Salerno illustre et dissèque ces dynamiques pour parler de Venise, et décrit l’histoire touristique de Venise et ses plus récents développements.

La condition actuelle, déterminée par la pandémie, n’ôte aucune importance aux réflexions du livre. Au contraire, comme on peut le lire dans le prologue, elles deviennent un instrument pour comprendre divers aspects de la crise socio-économique et de sa portée.

Les critiques et les protestations contre l’économie touristique à Venise remontent à des dizaines d’années. Dans votre livre, vous citez le documentaire « La Città », de Guido Vianello. C’était en 1974, et pourtant le problème de la « monoculture du tourisme » se dessinait déjà avec clarté à l’époque.

La spécialisation touristique de Venise fait ses premiers pas vers le XVIIIè siècle, avec le Grand Tour (le voyage culturel en Europe des jeunes aristocrates, ndlr) et les fastes du Carnaval. Déjà au XIXè siècle, ce que l’on appelle le tourisme est un élément important dans l’économie désastreuse de la ville, jetant ainsi les bases de ce qui sera connu plus tard comme « le problème vénitien ».

Ensuite, au début du XXè siècle, les bases d’une Venise industrielle et « fordiste » sont jetées à l’initiative de Giuseppe Volpi et de Piero Foscari. Si cela aurait dû libérer la ville « de son clair de lune vénal de chambre meublée », comme l’écrivait à l’époque l’écrivain Filippo Tommaso Marinetti, cela inaugure en fait une première forme de zoning (affectation du sol urbain à un but précis, ndlr). C'est-à-dire qu'on envoie les activités de production vers la terre ferme, renforçant la fonction touristique de la ville historique et du Lido, le centre de tourisme balnéaire de l’époque.

Le développement de Marghera et de Mestre ( Mestre constitue l’expansion de la cité de Venise sur la terre ferme, ndt) devient après la Seconde Guerre mondiale, le moteur du dépeuplement de la ville historique. Il se produit en effet un véritable exode de Venise à partir des années 50. Exode auquel les choix de la classe dirigeante ont largement contribué, avec des politiques de logement expulsant les plus pauvres de la ville. Il était question d’un « assainissement humain », comme l’explique la chercheuse Clara Zanardi dans un ouvrage récemment paru.
Entre les années 60 et les années 90, alors que la crise du régime fordiste s'accentue, nous assistons à un envol de l’économie touristique à Venise et à la reconversion de parties toujours plus grandes de la ville à des fins touristiques. Les conseils municipaux d’alors favorisent activement l’intensification des flux touristiques via une série de mesures de libéralisation qui augmentent le nombre de lits. Cela fait suite à la reconversion d’installations et de maisons abandonnées ou à louer.

Dans le documentaire de Guido Vianello, les industries de Porto Marghera sont encore présentées comme un possible remède au dépeuplement et à la transformation de la ville entière. Paradoxalement, ce type de politiques industrielles centrées sur le développement de la terre ferme et sur la conservation esthétique de la ville historique ont fini par s’insérer dans la trajectoire de ce même problème, favorisant l’abandon par ses habitants de la Venise insulaire. La « vague » touristique a ainsi pu se déverser dans de nombreux espaces vides de la ville, consolidant la monoculture et fragilisant encore plus le tissu social, comme le montre la crise actuelle.

En bref, l’industrie n’a pas sauvé la ville. Si Marghera était auparavant le lieu de production de la valeur, et si c’est là que l’on se rendait chaque jour pour aller travailler, aujourd’hui la véritable usine, c’est Venise elle-même. Une population qui réside désormais principalement sur la terre ferme s’y rend chaque jour pour faire marcher la machine touristique, et de moins en moins de personnes peuvent se permettre d’y habiter.

Quel est le rapport entre « l’industrie de la nostalgie » et le patrimoine historico-culturel ? La « ville-musée » peut-elle être une façon de préserver un tel patrimoine ?

Il y aurait beaucoup à dire sur la conservation et le patrimoine ou héritage. Dans le cadre de l’économie touristique, la conservation va souvent de pair avec une espèce d’empaillage d’éléments et de parties de la ville. Ils deviennent des corps étrangers à leur propre vie, des espèces de mémoriaux destinés à la consommation. Cette protection du patrimoine s’accompagne inévitablement d’une mise en valeur, qui se traduit normalement par une simple exploitation du bien patrimonial par des acteurs privés.

On pense par exemple à la zone de la place Saint-Marc, un espace hyper-touristique de plus en plus étranger à la vie quotidienne des habitants et objet d’une série de spéculations, comme l'urbaniste Paola Somma l’a récemment dénoncé. Quand ce mécanisme s’étend à la ville toute entière et que l’on en arrive à parler de « ville-musée » ou de « musée à ciel ouvert », on admet aussi d’un point de vue conceptuel l’introduction d’un tourniquet pour marquer l’entrée de la ville, et pourquoi pas, d’un billet à acheter pour y entrer. Mais dans ce cas-là, parlerions-nous alors encore d’une ville ou bien de quelque chose d’autre ?

la piazza di San Marco
La place Saint-Marc © Edmund Hochmuth via Pixabay

Nous pouvons dire que la muséification de ce que l’on appelle les villes d’art est une déclinaison européenne de l’économie extractive qui, dans les pays post-coloniaux, se base sur l’exploitation intensive de ressources accumulées au cours des siècles. Nous pouvons rapporter à ce type d’ « extractivisme touristique » aussi bien les stations de vacances en Thaïlande et leur impact environnemental dévastateur, que les centres historiques européens. Ceux-ci finissent par devenir des centres commerciaux à ciel ouvert, des parcs à thème où le passé, figé dans le tissu urbain et dans l’atmosphère dans lequel il est immergé, est narrativement enrichi et exploité à travers la consommation touristique.

Ce qu’il y a lieu de préserver, c’est la vie des villes.

Le patrimoine historique et culturel d’une ville doit s’entendre comme un bien commun dont le bénéfice tiré devrait d’abord être garanti à ses habitants, qui doivent pouvoir continuer de vivre sur place. Ce qu’il y a lieu de préserver, c’est la vie des villes, et pas seulement leurs aspects extérieurs.

Dans votre livre, vous parlez du tourisme comme d’une forme contemporaine de « colonialisme interne ». Comment les mouvements locaux ont-ils répondu à cette forme de colonisation ?

L’économie touristique est une économie fortement basée sur la rente, qui tend à son tour à se concentrer et à créer des sociétés extrêmement dépendantes de l’activité extractive. Dans le cas de Venise, cette dépendance a donné lieu à une véritable monoculture qui s’oppose à la diversification économique en intégrant chaque côté de la vie. L’administration publique vénitienne a permis ou facilité ce processus, se faisant comité d’entreprise pour de grandes sociétés internationales, comme dans le cas des organisateurs de croisières et du secteur de l’hôtellerie. Ces dynamiques-là sont justement typiques d’une économie coloniale.

Venezia
Un navire de croisière à Venise © Edmund Hochmuth via Pixabay

Un autre niveau de similitude est lié, outre l’aspect économique, à la façon dont cette économie se met en relation avec ce que nous pourrions appeler les altérités, qui peuplent notre monde. Je pense par exemple à l’exploitation du centre de Naples à des fins touristiques, qui en capture l’élément populaire pour le transformer en folklore, en monétisant la vie et la culture de la ville, et qui en même temps menace la possibilité pour les classes ouvrières de pouvoir continuer à vivre dans le centre de Naples.

Il en va de même à l’égard du passé sédimenté dans le patrimoine historique et artistique de nos villes, et exploité précisément pour son caractère différent de celui des copropriétés et des banlieues actuelles dans lesquelles la plupart d’entre-nous vivent.

« Le passé est un pays étranger » écrivait David Lowenthal, et l’industrie touristique est l’une des principales façons d’en prendre possession et de l’exploiter économiquement. En définitive, tant le présent que le passé du patrimoine culturel, tangible et intangible, sont des biens communs sédimentés dans le temps, des ressources collectives que l’industrie touristique s’approprie pour le profit de quelques-uns, en les consommant et en en redistribuant peu les bénéfices.

« Il existe des mouvements de protestation qui démantèlent l'idée du tourisme en tant que ressource »

Les mouvements de protestation, comme ceux regroupés autour du réseau SET (Réseau de villes du sud de l’Europe face au tourisme de masse, ndlr), essayent d’entraver ces processus : tout d’abord en proposant une lecture différente du discours dominant, et en montrant comment l’exploitation intensive de territoires tout entiers se cache en réalité derrière la rhétorique du tourisme en tant que ressource.

Ces mouvements ont su construire une critique d’ensemble du modèle de ville touristique, en la divisant ensuite en luttes spécifiques : contre la précarité du travail, pour le droit au logement, ou encore sur les questions environnementales. Ces dernières ont été mises en évidence à Venise via l’activité du comité « No Grandi Navi » (« Non aux grands navires »). À mon avis, la question cruciale reste cependant la capacité de contester dans son ensemble le modèle de la ville touristique, pour tenter d’y opposer une perspective de droit à la ville : le droit de vivre dans une ville pour ceux qui y habitent, et non pour ceux qui l’exploitent. En bref, une ville plus juste et plus inclusive.

Comment la critique envers le système de la ville touristique se situe-t-elle par rapport à notre façon d’agir ?

Étant donné que, contrairement à ce que l’on dit souvent, nous ne sommes pas tous des touristes, car le tourisme est seulement réservé à qui peut se le permettre et à qui a le bon passeport, je ne pense pas qu’il soit utile de moraliser sur des comportements individuels. Mais il faut critiquer l’économie touristique contemporaine en connaissance de cause et y opposer une action transformatrice. Ces dernières années, on a beaucoup parlé des nomades digitaux, d’une obligation maladive à se déplacer qui influence notre mode de consommer les territoires. D’autre part, cependant, il ne faut pas oublier le droit de ne pas bouger, le droit de rester là où nous sommes. Si les villes devenaient des « villes à court terme », des centres de transit saturés d’appartements sur Airbnb, de bistrots tous identiques les uns aux autres, et de magasins de pacotille, elles cesseraient d’être vivantes, et leur habitants seraient progressivement expulsés vers la périphérie.

La critique doit s’adresser au modèle de ville. Par exemple, il serait important de changer de perspective et de parler de villes plus justes afin de permettre d’abord aux gens d’y habiter, au lieu de parler de « tourisme durable ». Celui-ci ne se traduit souvent que par un slogan de greenwashing pour l’industrie touristique. C’est de ce point de vue qu’il faut contester l’économie touristique, dans le cadre des revendications pour le droit à la ville et au logement.


Photo de couverture : Touristes à Venise © Levi van Leeuwen via Unsplash

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Translated from Per una critica dell'economia turistica - Venezia tra museificazione e mercificazione