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Basilicate : L'Italie et sa Botte secrète

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Selon l’Institut des statistiques italien, la Basilicate est la région d’Italie la plus touchée par le dépeuplement rural. Dans cette zone, l’agriculture représente encore la principale forme de développement. 56% de la population se concentre dans les deux chefs-lieux de la région, Matera et Potenza. Les villages, qui comptaient 30 ans plus tôt près de 10 000 habitants, se sont vidés de moitié. En 2019, Matera est devenue la capitale européenne de la culture, mais tout autour c’est le désert. Zoom sur les jeunes qui permettent d’équilibrer cette tendance négative. Ceux qui résistent et ceux qui sont revenus, pour essayer de renouer avec leurs racines. Chacun avec ses rêves et ses espoirs.

« Tu la sens dans l’air cette envie de revenir. Le village qui m’attend pour revivre cette fête. Cette magie qui se répète, chaque année. Dès que je te vois, je ne peux plus te quitter, terre aigre-douce ». Milena et Maria Luigia ont grandi dans un village fantôme du Sud de l’Italie, à moins d’une heure de Matera, capitale de la région Basilicate. Là-bas, tout s’est arrêté dans les années cinquante. En soixante-dix ans, cette ville est passée - selon Palmiro Togliatti, l’ancien secrétaire du Pci (Parti communiste italien, ndlr) - de « honte nationale » à la « capitale européenne de la culture pour 2019 ». Après nous avoir montré un village sans plus aucune âme, où il est difficile de distinguer les maisons habitées de celles qui ne le sont pas, les deux sœurs nous offrent un CD du chanteur Pietro Cirillo pour observer leur terre sous une autre perspective, celle qui résiste.

Une musique magique, hypnotique. Dans notre Ford Fiesta emplie de pommes, de raisins et de melons jaunes offerts sur la route, nous poursuivons notre périple le ventre plein. Pietro Cirillo commence à chanter comme s’il était avec nous et nous conduisait dans les villages vides et les terres arides. Il y a une recherche continue entre ses notes qui partent justement de ce monde archaïque et paysan, où Milena et Maria Luigia ont grandi. C’est ainsi que commence notre voyage dans la région la plus dépeuplée de la péninsule. Nous partons à la recherche de ceux qui ont décidé de rester, de ceux qui sont partis mais sont finalement revenus après un certain temps, car comme on nous l’a enseigné, « les origines se font ressentir ». Et de ceux qui viennent en revanche pour la première fois, après une vie passée dans d’autres contrées, montages, ou mers.

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La seule famille de Borgo Taccone © Veronica Di Benedetto Montaccini

De chair et d'os

La Basilicate lutte contre la diminution constante du nombre d’habitants. Tous les ans, les chiffres indiquent près de 3 000 personnes de moins. Peu de naissances et beaucoup d’émigration. Ces deux éléments caractérisent une région qui, d’après le dernier rapport Svimez (l’association pour le développement industriel dans le Sud, ndlr), descendrait sous le seuil des 400 000 habitants en 2065, contre 570 365 actuellement. En Lucanie - l’ancien nom de la région Basilicate - il n’y a pas plus de grande ville. Si on exclut les deux chefs-lieux de la province, Potenza et Matera, qui ont respectivement une population de 67 168 et 60 351 habitants selon l’institut des statistiques italien, toutes les autres villes comptent moins de 20 000 habitants.

Nous allons entendre un premier avis en échangeant avec quelqu’un qui étudie cette terre depuis toute une vie. Ettore Bove, professeur d’Économie et de Politique agroalimentaire à l’université de la Basilicate. Il ne nie pas que la démographie est une véritable urgence, mais il est convaincu qu’en créant un réseau touristique adéquat ce problème pourra être solutionné. « La Basilicate est divisée en deux parties. D’un côté, nous avons la chair qui correspond aux espaces les plus développés, comme Matera et les zones côtières. De l’autre, il y a l’os, les zones sous-développées. Cette dichotomie risque de prendre davantage de proportions, à moins qu’on intervienne. » Comme il le souligne, le tourisme peut-être la clé. « C’est notre seul moyen pour combattre l’abandon des territoires. Il faut identifier et valoriser les ressources locales afin de créer une offre touristique tournée vers la culture, l’écologie, la science. Le vrai défi est de “désaisonnaliser” la présence touristique. »

Dans 27 des 131 communes de la région, on compte moins de mille habitants. Certaines d’entre elles risquent de devenir totalement inhabitées d’ici quelques décennies. Dans d’autres communes, les habitants et les institutions ont réagi à l’hémorragie démographique en proposant une offre touristique et culturelle. Cette initiative a garanti la survie des villages, voire même dans certains cas, un développement presque impensable quelques années plus tôt.

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© Veronica Di Benedetto Montaccini

Un exemple vertueux est celui d’Irsina, la commune de la colline lucanienne. Elle a connu une renaissance grâce aux résidents étrangers. Mais il y a aussi Borgo Taccone, à quelques kilomètres d’Irsina, où vit désormais toute l’année une seule famille, qui rêve de faire renaître le cinéma du village. Sans oublier Guardia Perticara, un village qui a essayé de miser sur le pétrole pour éviter à tout prix de disparaître. Cependant, les activités du puits ont à présent diminué. Pour continuer à survivre, Guardia Perticara est contraint de trouver un autre type d’or, peut-être moins noir. Dans certains villages de l’arrière-pays, la vie n’est pas facile. Mais ici aussi, les jeunes ne rendent pas les armes. À Craco, le village abandonné est devenu le plateau de tournage de nombreux films en raison de sa particularité. À San Paolo Albanese, la langue et les vêtements colorés typiques de l’Albanie attirent les curieux et les amoureux d’histoire.

La possibilité d'une île

Nous arrivons à Irsina. C’est le dernier jour de la fête consacrée à la Saint Euphemia. Une coutume qui rend hommage à la patronne de la ville, mais aussi une institution pour toute la communauté. Quatre jours sont consacrés à la sainte que les lions ont refusé de dévorer, c’est tout du moins ce que raconte la légende. Irsina double voire triple son nombre d’habitants en cette période festive, mais une fois la cérémonie terminée, tout redevient normal. Aujourd’hui, les résidents sont près de 4 900 et le nombre diminue chaque année. « Les premières émigrations ont débuté dans les années 60 », raconte Nicola Morea, né en 1978 et maire d’Irsina depuis 2015. Il est retourné sur sa terre natale après dix ans passés à Milan, où il s’est formé pour devenir avocat. « La réforme agricole ne donnait pas les résultats escomptés. Sept hectares chacun ne suffisaient pas pour cultiver le raisin, continue le maire. C’est ainsi que les familles ont commencé à partir vers le Nord, plus particulièrement à Sassuolo, ville où naissait l’industrie de la céramique. »

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Irsina © Veronica Di Benedetto Montaccini

C’est justement dans la campagne de Modène, la province voisine, qu’on peut aujourd’hui croiser une « filiale » d’Irsina. En examinant de plus près les chiffres, on découvre que près de 8 000 personnes originaires d’Irsina résident actuellement à Sassuolo, ville de la province, qui compte, elle, environ 40 000 habitants. Un cinquième d’entre eux sont Irsinesis, constituant de fait l’une des plus grandes communautés italiennes émigrantes de son lieu d’origine.

« Tôt ou tard les origines se font ressentir et elles t’appellent »

Nicola Morea, maire d'Irsina.

Depuis les années 1980, Sassuolo et Irsina sont jumelées. Les maires sont amis et travaillent ensemble sur un projet pour raconter l’impact de cette émigration, de la Basilicate vers la province de Modène. Comme les autres, Nicola Morea est revenu à Irsina parce qu’il ressentait très fortement l’appel de ses racines. « Tôt ou tard les origines se font ressentir et elles t’appellent », raconte-t-il pendant qu’il nous offre un énième café. Il nous évoque le petit monde de l’un des plus anciens villages de la Basilicate. Pour lui, être maire n’est pas un métier, mais une passion à temps-plein, qui ne rime pas seulement avec conseils municipaux, décisions à prendre et papiers à signer. Son téléphone sonne en permanence. Il ne peut pas faire un pas dans la rue sans que quelqu’un ne l’arrête. Il sourit tout en nous exposant des détails sur Irsina et dispense entre temps quelques conseils. Il acquiesce d’un signe de tête aux personnes qui veulent juste lui faire savoir comment se débrouille leur enfant à l’école, et parfois, il disparaît parce que quelqu’un a besoin de lui.

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Irsina © Veronica Di Benedetto Montaccini

Irsina est perchée sur une colline à environ 550 mètres d’altitude. Elle domine les vallées de Bradano et de Basentello, mais ses origines remontent à l’homo erectus. Aujourd’hui, Irsina essaye de résister au dépeuplement en ouvrant ses portes, notamment aux retraités. Venus des quatre coins du monde, ils décident de s’y installer, à la recherche de la sérénité que seul un petit village peut offrir. Ils peuvent le faire grâce aux prix accessibles et à la proximité avec l’aéroport de Bari (à moins d’une heure). « Grâce à eux, notre centre historique vit une seconde vie. Des travaux respectueux des structures et des matériaux et de nombreux investissements s’apprêtent à transformer Irsina en un petit joyau du Sud », affirme le maire.

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Un petit tour dans l’ancienne partie de la ville permet vite de s’apercevoir que ce sont des noms d’outre-Atlantique qui sont inscrits sur les sonnettes. Sandy et Ketih sont arrivés il y a quelques années, en 2006. C’est le premier couple qui a décidé d’acheter une maison à Irsina pour y passer sa retraite. De Londres, à la Basilicate, pour la tranquillité, mais surtout pour la vue. Ann et Ian leur ont succédé. Elle est ancienne journaliste et lui programmateur. Nous sommes sur leur terrasse au cœur d’Irsina où ils nous offrent du vin et des spécialités locales, dans un style typiquement italien. Il suffit de les regarder dans les yeux pendant qu’ils observent les toits d’Irsina pour s’apercevoir que c’est ici, après avoir fait la moitié du tour du monde, qu’ils ont trouvé leur place. Un endroit où ils ont leur maison. « Avec Internet et les réseaux sociaux tu es tellement connectée que ce n’est plus nécessaire d’habiter à Londres pour travailler ! », explique la journaliste irlandaise.

Ann et Ian
Ann et Ian © Veronica Di Benedetto Montaccini

Il y a ceux qui habitent les maisons en pierres blanches, et ceux qui les construisent et les décorent. Avec les goûts locaux. Rocchina Natale est l’architecte d’Irsina, adoré par les étrangers. « Les gens me laissent leurs clés, leur carte de crédit. Ils ont une immense confiance et ils disent avoir trouvé la paix ici. » Il y a encore dix ans de ça, ce n’était pas chose facile pour Rocchina d’avoir un travail fixe. Maintenant, on fait la queue pour le consulter. Les nouveaux habitants ont redonné une vitalité au village mais aussi un espoir aux plus jeunes, qui se sont réinventés.

L’aube se lève, la neige recouvre le plateau, d’étranges petits porcins gambadent. Il suffit d’un coup de sifflet pour qu'ils courent vers leur ration quotidienne de nourriture. Ils sont rappelés par Giuseppe Signorillo, 33 ans. Ce jeune aux cheveux qui commence à griser avait commencé des études de zootechnie et agricoles, mais le chant des sirènes des campagnes d’Irsina a finalement été plus fort que celui des livres. Tout en restant dans sa ville d’origine, avec deux amis, Giuseppe a eu l’idée de récupérer une race de porcins désormais presque en voie d’extinction : les suidés noirs lucaniens. « Nous sommes ambitieux. Nous voulons préserver la race et contrôler nous-mêmes toute la filière : de l’élevage au restaurant, tout est fait maison » explique Giuseppe. La brasserie s’appelle Fuoco Divino. Les serveurs et cuisiniers, qui y servent des plats à base de suidé aux poils noirs, sont tous des jeunes.

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On ne trouve pas seulement des porcins à Irsina © Veronica Di Benedetto Montaccini

À Irsina, les jeunes ne se concentrent pas seulement sur la campagne. Angela, 36 ans, nous attend à son Irislab, un atelier de céramique qu’elle a décidé d’ouvrir un matin de juin, seize ans plus tôt. Il n’y avait alors pas de tradition artisanale dans la ville de Basilicate.

« Rester demande aussi du courage »

Angela, jeune artisane.

Ses travaux pourraient parler pour elle, avec les histoires qu’elle raconte sur des assiettes, des tasses à café et des pots à sucre. Petite, elle était une enfant timide et introvertie. Elle s’est vite rapprochée de la peinture, quand elle a découvert qu’elle pouvait aussi s’exprimer avec des coups de pinceau en couleur, et pas qu’avec des mots. « On ne vit pas seulement de pain et d’art », lui disaient ses grands-parents. Mais qu’importe. Elle a fréquenté le lycée artistique, elle est tombée amoureuse, elle est devenue maman, mais elle n’a pas choisi de partir comme tous ses camarades. Au contraire, elle est restée. S’en aller aurait été trop facile pour elle. « Ce fût un choix. Tout comme partir, rester demande aussi du courage, surtout quand on va à contre-courant », explique-t-elle. « Un jour j’ai acheté mon four à céramique. Je voulais éprouver l’émotion de boire un café - un rite si simple mais fondamental - avec la tasse que j’aurais fabriquée. C’est ainsi que tout a commencé », explique Angela, pendant qu’elle remet une mèche de cheveux blond derrière son oreille, en décorant une assiette, dans une petite ruelle du village qui donne sur l’infini.

Angela
Angela dans son atelier © Veronica Di Benedetto Montaccini

« Quel que soit l’endroit où tu te montres à Irsina, tu vois l’infini. Je me promène beaucoup ici. Je recueille les odeurs et les histoires de ma terre et j’essaye de les traduire en art. C’est le seul endroit où je trouve ce silence qui me laisse de l’espace, mais qui peut parfois devenir assourdissant, explique Angela pendant qu’à l’horizon, nous cherchons du regard un des nombreux points les plus panoramiques de la ville. Parce que c’est vrai, ici, parfois nous nous sentons seuls. Mais sur le papier je m’aperçois que nous (elle, son mari et ses deux enfants), nous sommes là. Nous sommes précisément ici. »

Ici, Angela réussit à vivre de son travail, avec toutes les difficultés liées à l’ouverture d’une activité dans un village. « Je dois tous les jours réinventer quelque chose. Il faut énormément de passion, mais il ne faut jamais baisser les bras. Nous l’avons d’ailleurs enseigné à nos enfants. Il faut croire en ce qu’on fait, sinon on finit peu à peu par se renier soi-même. Ici je me sens libre, la ville ne m’a jamais manqué. Je m’organise et je choisis mon temps. Bien sûr qu’il faut du courage. J’aimerais dire à mes camarades que ça ne sert à rien de vivre dans une grande, belle ville, avec certains rythmes et certains horaires, si ce n’est pas possible de profiter des petites choses. Ici, il y a tellement de possibilités. Peut-être que c’est nous qui ne voulons pas les voir, au-delà des problèmes de notre terre. »

Les maisons fantômes

Une atmosphère surréelle. Quand on pose les pieds à Borgo Taccone, ce sont les aboiements de chiens errants qui interrompent le vide et le silence. Des bottes de foin en abondance, un écriteau « maison en danger » sur un mur gris et le goudron désormais usé, balayé par la terre et la boue. Taccone fait partie des villages ruraux construits dans les années 1950, un ensemble de bâtiments, pensés pour accueillir les travailleurs des terres environnantes. « Mes grands-parents sont venus ici. Il y avait des incitations financières à l’époque de la réforme foncière. Parfois, la tristesse pointe le bout de son nez, mais nous ne pouvons pas quitter notre terre. D’autres fois, le village nous offre de grandes beautés », nous explique Milena, agronome. Avec son père et sa sœur Maria Luigia, ils sont la seule famille qui habite encore toute l’année au village. Les cinq – six autres familles qui ont encore une maison à Borgo Taccone se déplacent au gré des saisons

Borgo Taccone
Borgo Taccone © Veronica Di Benedetto Montaccini

« Ici il y avait un peu de tout jusqu’aux années 1980, poursuit Milena. Il manquait juste une école, mais il y avait une épicerie, une église. Il y a des projets de relance dans les tiroirs mais pour le moment rien n’a encore vu le jour. On espère par exemple le rachat par la commune de l’ancien cinéma, où les paysans allaient passer du temps. » Pour trouver l’entrée, il faut longer l’herbe très haute et les épines. Une fois poussée la porte rouge qui grince, notre regard se pose sur une salle vide, pleine d’excréments de pigeons, où on ne peut qu’imaginer l’enchaînement des films. Un « Nouveau Cinéma Paradiso », à refaire en intégralité. « Mon père Antonio travaille à la campagne. Les personnes qui ne vivent pas ici ne peuvent pas comprendre nos choix. Mais nous avons finalement tout : l’eau, l’électricité, le service de voirie. Nous sommes en lien étroit avec la nature. Mon père mourrait s’il devait vivre loin des champs. Moi, je pars dans la province pour y effectuer des consultations d’agronome. » En se promenant, on arrive à l’ancienne voie ferrée. À l’horizon, on paerçoit des céréales qui germent et des collines d’un vert clair. Le christ s’est peut être arrêté à Eboli, ici même où le train ne passe plus aujourd’hui.

Giuseppe Las Casas, professeur de Technique et planification urbanistique à l’Université de la Basilicate, a consacré la majeure partie de ses études aux villages avec peu d’habitants. Il semble avoir les idées bien claires. « Si nous étendons le concept de désastre à la dimension sociale, on peut alors dire que l’abandon des territoires est un vrai désastre. La seule méthode pour freiner le dépeuplement des communes lucaniennes, affirme Las Casas, est de repenser la façon dont on fournit les services aux habitants. Une gestion partagée, et donc unitaire, des services. C’est une idée dont on parle mais qui ne trouve pas d’application concrète. Un sujet important à ce propos est celui de l’isolement. Beaucoup pensent le résoudre en faisant des routes. Mais les routes doivent ensuite être accessibles. Si moi je fais des routes qui relient des endroits où l’âge moyen des habitants est très élevé, comment les personnes pourront-elles en bénéficier si je ne leur garantis pas également les transports en commun ? »

À ce sujet, Milena et sa famille en savent quelque chose : « Nous payons des impôts tout comme les autres citoyens italiens, sans recevoir le même traitement. ». Les transports et les infrastructures ont certainement fait faux-bond aux petits villages de la Basilicate. « Mais ce n’est pas pour autant que nous allons nous rendre. Avec nos compétences en agriculture et en technique environnementale, on aimerait que cette zone devienne un point de référence pour les traditions biologiques et de permaculture lucanienne. Si nous ne la préservons pas, la variété de raisin Capello, typique ici, n’existera plus. »

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Malgré les fissures dans l’église poussiéreuse désormais fermée au public, malgré les trous sur les routes, malgré les grilles barrées des pavillons qui étaient autrefois les maisons des paysans, Milena n’a pas l’air nostalgique. Son sourire orné par son rouge à lèvres couleur pourpre, elle ne s’abandonne pas à la morosité tout comme son village fantôme. Au contraire, elle ne parle qu'en bien de ce lieu et de ses racines qu’elle ne ressent qu’ici : « Qu’est-ce qui me retient ici ? La beauté du ciel quand il n’y a pas de nuages la nuit. Ici, on admire un panorama cosmique incroyable. Quand il fait totalement sombre, je regarde les étoiles et je me dis : mais qui d’autre a une portion de ciel comme celle-ci ? »

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Ancien cinema © Veronica Di Benedetto Montaccini

Guardia Perticara : entre culture et pétrole

Il se fait appeler « le village aux maisons de pierre », en référence aux matériaux utilisés pour la construction des bâtiments de son centre historique. Il y a quelques années encore, à Guardia Perticara (commune du Val d'Agri dans la province de Potenza, classée parmi les plus belles d'Italie, ndlr), la plupart des maisons étaient inoccupées.

Alors que la commune affichait 542 habitants au 31 août 2017, la récente arrivée du pétrole a engendré un renouveau démographique. L'intensification de l'extraction pétrolière dans la région, avec toutes les controverses et les contradictions qu'elle a engendrées, fut une aubaine pour les habitants de Guardia Perticara. Du moins économiquement parlant. Les travaux de construction de la nouvelle raffinerie estampillée Total ont attiré des centaines d'ouvriers. Ils résideront au village jusqu'à la mise en marche officielle de la structure. « Cela fait plusieurs années que de plus en plus de personnes gravitent autour de notre commune, raconte Angelo Mastronardi, maire de Guardia Perticara. La population effective est quasiment passée du simple au double. La majorité des maisons auparavant inhabitées sont désormais louées ». Pour le maire, c'est donc une retombée positive, y compris pour le marché de l'emploi.

Sur la place principale du village, nous rencontrons Giacomo, Enzo et Luigi. Tous trois ont la quarantaine et travaillent dans le pétrole. Le moment est idéal : il est 18h, et toute une armada d'ouvriers en combinaisons oranges reviennent de l'usine Total. Ils ont les mains poisseuses et le teint hâlé. « Je suis originaire de Calabre, explique Giacomo. Je me plais bien ici. Ils nous ont donné des maisons à un prix dérisoire, et le soir on se rassemble entre ouvriers. On a créé une véritable communauté. »

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Les ouvriers © Veronica Di Benedetto Montaccini

Cette espèce de « boom » économique qui a frappé le centre du Val d'Agri ne durera pas indéfiniment. « À l'heure actuelle, il est indéniable que la filière du pétrole offre des débouchés pour les jeunes. Mais ce que l'on a tendance à oublier, c'est que tout ça n'est que temporaire. Une fois la raffinerie achevée et mise en marche, nous aurons besoin de moins de travailleurs », affirme le maire. Dès lors, la question du chômage reviendrait sur le devant de la scène. Et c'est ce qui est déjà en train de se produire. Depuis le mois de décembre, le nombre d'ouvriers que Total a mobilisés sur le chantier a été divisé par deux.

Selon Lucia, une jeune fille de Guardia Perticara, élève au lycée hôtelier de Potenza et saisonnière dans le seul bar du village, « pour ceux qui veulent faire dans le pétrole, pour le moment le travail ne manque pas. En revanche, ceux qui veulent emprunter d'autres voies n'ont pas l'embarras du choix. Les personnes qui viennent ici apprécient Guardia pour sa tranquillité. Mais quand on y habite, ça n'a plus rien à voir : il n'y a qu'une seule épicerie, et pas la moindre échoppe pour acheter de quoi s'habiller. » Lorsqu'on lui demande si elle parvient à envisager son avenir en restant ici, elle répond : « Je ne sais pas encore quoi faire de ma vie, mais je n'exclus pas la possibilité de partir d'ici. »

Au fil des années, nombreux sont ceux à avoir quitté Guardia Perticara. Tant et si bien que le collège est fermé depuis deux ans, par manque d'effectifs. « Les enfants sont inscrits au collège d'Armento ou de Corleto, les deux villages les plus proches », explique le maire. On se déplace pour aller à l'école, donc, mais aussi pour se divertir. Par exemple, le cinéma le plus proche se trouve à Potenza. Ceux qui veulent profiter d'un film sur grand écran doivent parcourir 60 kilomètres de lacets, sur une route peu praticable l'hiver. Pour pallier le manque, le maire avait pensé mettre un bus à disposition des habitants pour les emmener jusqu'au cinéma voisin. Mais l'idée n'a pas été particulièrement bien accueillie par les intéressés : « La seule fois où nous avons réussi à nous organiser, c'était pour assister à la projection d'un film de Noël », regrette Mastronardi.

« Pour ceux qui veulent faire dans le pétrole, le travail ne manque pas. Le problème, c'est pour les autres. »

Lucia, étudiante.

Malgré l'insuffisance de structures, la mairie s'échine depuis plusieurs années à proposer une offre culturelle à ses habitants et aux touristes de passage à Guardia. Quatre expositions permanentes sont ainsi en chantier. Elles se tiendront dans un bâtiment historique du village. Autrefois, une bibliothèque municipale avait été ouverte. Le maire raconte : « Étant donné qu'on ne reçoit pas de journaux au village, l'administration précédente avait eu l'idée de garder la bibliothèque ouverte et d'y faire directement envoyer des journaux et des revues. La structure était gérée par des jeunes du village, qui se relayaient tous les deux mois. » Puis les volontaires sont venus à manquer et, pour l'heure, la structure est fermée.

Pour autant, la bibliothèque n'a pas perdu de son importance et a récemment perçu une généreuse donation émanant d'une personne particulièrement attachée au village. « Mon père était un homme très cultivé. Il avait une bibliothèque de 2000 livres que je n'aurais jamais pu garder chez moi après sa mort. J'ai donc décidé de les léguer à Guardia, son village natal qu'il chérissait tant. J'ai vu cela comme une invitation à la lecture et à la redécouverte de la culture. » À l'origine de cette donation : Rosi Massari, une avocate milanaise dont le père, Franco, médecin et professeur des universités, était originaire du village de Val d'Agri. « Mon père nourrissait un grand amour pour son village natal, continue-t-elle. Il m'a transmis cet attachement. Même si je suis née à Milan et que j'y ai passé toute mon enfance, Guardia m'apparaît comme un écrin de valeurs authentiques, presque comme un havre de paix. C'est pour cela que je ne veux pas le voir péricliter. »

L'été, Rosi revient au village et organise des manifestations culturelles. La dernière en date, « AvanGuardia », est un festival dédié à l'art sous toutes ses formes. « Parce que la culture nous permet de prendre conscience de la beauté que recèle notre propre terre, et de la valoriser. C'est ce que je souhaite pour Guardia », conclue-t-elle.

Craco : un décor à ciel ouvert

Craco est un village tout en contradictions : le centre historique, évacué depuis plusieurs décennies suite à un éboulement, attire touristes et badauds. La partie la plus récente, en revanche, est fade, triste, habitée par une poignée de personnes, contraintes de se déplacer jusqu'aux centres limitrophes pour profiter de services introuvables chez eux. « Pain et travail ». La revendication rouge fané, écrite par les paysans avant la réforme agraire, se devine sur la façade du palais Grossi, demeure des exploitants agricoles du coin. Jusqu'en 1960, ce petit centre de la province de Matera était le royaume du blé. On en produisait tellement que ses 2000 habitants ne suffisaient pas à cultiver les terres des familles aisées. On allait chercher des bras jusqu'au Salento.

moutons
Craco et ses moutons © Veronica Di Benedetto Montaccini

Toutes ces terres, redistribuées après la réforme, ne sont aujourd'hui plus cultivées. L'Union européenne paye les propriétaires pour qu'ils les laissent en friche. Perché sur une colline et cerné par les ravins, autrefois terre de conquêtes normandes et byzantines, le village n'est plus. Son déclin a commencé en 1963, lorsqu'un glissement de terrain a menacé les maisons et leurs habitants. Le processus fut lent, mais inéluctable. L'aveuglement humain n'a d'ailleurs fait que précipiter les choses. « En 1967, alors que le sol s'était effondré sur 20 mètres de profondeur, un ingénieur américain avait suggéré de créer des terrasses bordées d'arbres. Malgré cela, les techniciens du village ont préféré construire deux gros murs de soutènement, qui commencèrent à lâcher cinq jours après la construction. À partir de 1974, les habitants furent contraints d'évacuer le village. » C'est ce que nous racontent Antonio et Mafalda, un couple de résistants installé dans les quartiers populaires sur les pentes du vieux Craco.

On leur donna cette maison juste après le fameux glissement. « Vous auriez dû venir voir le village quand il était encore debout, pas maintenant qu'il est en ruines », plaisantent les époux en caressant la tête d'un imposant Berger de Maremme. Ne demeure aujourd'hui qu'un décor d'une beauté antique, utilisé depuis des décennies pour le tournage de films et courts-métrages. De Francesco Rosi à Mel Gibson, nombreux sont ceux à l'avoir choisi pour tourner des scènes de leurs films. Ces prises de vue sont lucratives pour la commune, qui a enclenché un processus de mise en valeur du centre historique depuis 2009. Pour visiter le village sans faire de photos, vous devrez débourser 15 €, contre 40 € si vous souhaitez faire quelques clichés.

Antonio et Mafalda
Antonio et Mafalda © Veronica Di Benedetto Montaccini

Malgré le péage façon parc d'attractions à l'entrée, de plus en plus de touristes sont frappés par cette fascinante désolation qui hante les ruelles de Craco. « En 2010, 1500 personnes ont visité le site. En 2016, elles étaient 15 000 », raconte Antonio en nous offrant un crodino (apéritif italien sans alcool, à base d'herbes et de fruits, ndlr). « Cette opération a permis de protéger le site des vandales, des affres du temps et des chèvres, qui continuaient à déambuler tranquillement dans les rues du village. » En somme, après plusieurs années d'oubli, l'administration et une coopérative d'une quinzaine d'individus s'emploient à redorer le blason des lieux. Des lieux qui, contrairement à ce qu'a soutenu Rocco Papaleo dans son film Basilicata coast to coast, n'ont pas « refusé la modernité », mais ont bel et bien été détruits. Par des forces naturelles, certes, mais aussi par négligence.

Les ruelles de Craco ne pourront jamais plus grouiller ni de ces gens qui sont nés et ont grandis entre ses pierres, ni de leur descendance. Mais ces maisons demeurent là, en équilibre instable. Malgré leurs fissures, elles résistent au passage du temps, pour nous rappeler tout le mal que peut engendrer la superficialité des êtres humains.

San Paolo Albanese : des traditions en péril

San Paolo Albanese est le plus petit village de toute la Basilicate. En dix ans, il a perdu 100 habitants. Tant et si bien que ce bourg, fondé par les Albanais qui fuyaient la domination turque, pourrait bien disparaître d'ici quelques années. Paola, assise sur le seuil de son bar, s'applique calmement à astiquer ses verres. Si vous lui demandez dans combien de temps elle aura fini son travail, elle vous répondra qu'il faut du temps et de la patience.

Elle peine à s'exprimer en italien, par timidité, mais aussi parce que l'italien n'est pas sa langue maternelle. À 26 ans, Paola est l'une des rares jeunes des 263 habitants de San Paolo Albanese, l'un des cinq villages de la Basilicate d'origine arberèche (une communauté d’albanais installés au Sud de l’Italie, ndlr). Il fut fondé au XVIe siècle par une communauté de réfugiés albanais fuyant l'invasion ottomane.

« Ces dix dernières années, nous avons perdu 100 habitants. Et la culture arberèche risque de s'éteindre définitivement. »

Maria, guide touristique.

Les habitants de San Paolo Albanese sont surtout des personnes âgées. L'âge moyen observé au village étant de 54,2 ans contre 45,7 ans à l'échelle régionale. Ils conservent la langue et les traditions religieuses de leurs origines : si vous les rencontrez au détour des rues (quasi désertes), vous les entendrez facilement échanger en albanais ancien. Une langue qu'ils chérissent jalousement, même s'ils sont de moins en moins à la maîtriser. « Notre village a subi un fort dépeuplement. Ces dix dernières années, nous avons perdu 100 habitants. Ça fait grosso modo 10 personnes en moins chaque année », explique Maria, guide touristique au village. « San Paolo est un très beau village, mais la vie quotidienne ici est compliquée », raconte-t-elle. Maria est également responsable de la conservation des us et des coutumes de San Paolo, via un joyau culturel : le Musée de la culture arberèche. À travers ses quelques pièces, il nous fait découvrir le cycle de travail du genêt, dont les fibres sont employées dans la fabrication de tissus, ainsi que des tenues traditionnelles du village.

Quand on vit dans un endroit aussi petit, on est obligé de se déplacer pour tout et n'importe quoi. Parfois même pour acheter son pain. En fait, à part un bazar qui vend un peu de tout, il n'y a rien au village. Aucune trace de boucherie, de boutique de prêt-à-porter ou de bureau de poste. Le médecin de garde est absent la nuit, et même l'école primaire a fermé en 2011. L'absence d'école au village pénalise directement les enfants qui ne parlent pas l'albërisht (langue d’origine des Arberèches, ndlr) chez eux et qui et n’ont aucun autre moyen d'apprendre la langue de leur communauté.

Il existe cependant une solution pour se rapprocher de la tradition. Elle se trouve à deux pas du musée : à l'église. C'est ici que l'on célèbre la messe selon le rite gréco-byzantin, conformément à la tradition arberèche. Tous les dimanches, au son des cloches, les fidèles investissent progressivement les lieux, sans se soucier outre-mesure de l'horaire prédéfini. Une fois l'église comble, le curé commence la célébration.

Entre ces bancs remplis de têtes blanches entonnant des hymnes en albërisht, le village moribond semble revenir à la vie, et le dépeuplement ne paraît plus qu'un lointain mirage, une invention de sociologues venus d’on ne sait où.

Albanese
Grand-mere arbereche © Veronica Di Benedetto Montaccini

« Dans les terres intérieures, dans les villages, là où d'aucuns ne voient que le passé, moi je vois le présent, mais surtout notre futur. » Franco Arminio, le plus célèbre poète lucanien de notre époque, l'écrit et le rabâche depuis bon nombre d'années. Il vit dans un petit bourg, à Bisaccia, et ses vers louant la beauté des petites choses lui ont permis de conquérir un vaste public de lecteurs, en particulier via ses publications Facebook. Il se définit comme un « abandonologue », un narrateur du petit plutôt que du grand. À ses yeux, chaque endroit est recherche de l'Homme, chaque endroit est résistance au temps.

À 9 ans c'était déjà un original, et il n'a jamais songé un seul instant à quitter son village. Son grand-père était un communiste ayant émigré en Amérique à un âge déjà avancé. Son père était aubergiste, et sa mère une poignée de blé. « Je suis né en 1960. Lorsque j'étais petit, je n'avais pas de jouets à la maison, raconte le poète. Le monde de l'enfance, c'était le dehors, c'était le paysage. C'est justement ça que fait l'abandonologue : nouer un lien avec une terre, qui se transforme en une forme d'attention exacerbée aux lieux, qui d’habitude ne reçoivent pas d'attention. Les villages sont souvent désertés. Moi, j'essaye de trouver une sorte de compromis entre l’ethnologie et la poésie. L'extérieur et l'intérieur se rencontrent et se complètent. Pour moi, la poésie représente surtout un engagement citoyen, une façon d'assumer un regard combatif. »

« Et alors cours, cours ! Cours vers ta terre qui t'attend. Cette terre de blé et de soleil. Cette terre qui n'est qu'allégresse. » Les paroles de la chanson du CD de Pietro Cirillo, résonnent encore dans notre voiture. Autant d'actes de résistance divers et variés pour ne pas succomber au dépeuplement.

Au vu des chiffres, d'aucuns penseraient la Basilicate au bord du gouffre. Et pourtant, portée peut-être par ce même vent qui caresse et agite les tomates mises à sécher au soleil sur tous les balcons, il y a toujours âme qui vive...

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Traduit de l'italien par Cécile Vergnat et Hélène Betoux.

Cet article fait partie du projet éditorial, Empty Europe. Retrouvez les articles originaux de la série consacrée au dépeuplement en Europe ainsi que les vidéos ici.

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