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Attentats à Istanbul : « Ma colère a duré 5 minutes »

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SociétéTurin

Le 12 janvier un attentat suicide frappait le centre historique d’Istanbul. Au moins 10 morts et 15 blessés : les dernières victimes d’une série d’attentats et d’un climat de tension grandissant. Et pour certains turcs, les attaques semblent définir un quotidien apathique. Interview.

Dilar* a 23 ans elle est née à Istanbul. De famille alévie, elle travaille au sein d’un cabinet d’architecture et fait partie de cette génération turque ayant un haut niveau d’instruction, elle a grandi pendant le boom économique avec l’idée que la Turquie puisse devenir un état véritablement démocratique. C’est justement sur la base de cet idéal qu’elle est un membre actif de la jeune association SOYOP – Young Pioneers Society. Sur leur site internet on peut lire ceci : « Nous croyons que la démocratie et la justice peuvent être garanties seulement au sein d’une société où la diversité est considérée comme une source de richesse ».

Mais la violente répression « de la part de l’État » semble à présent avoir éteint l’enthousiasme généré deux ans plus tôt avec les protestations du parc Gezi (une foule de citoyen s'était opposée à la destruction du parc de Gezi qui avait duré des semaines. Par leur ampleur, la nature de leurs revendications et les violences policières qui leur ont été opposées, ces manifestations ont notamment été comparées au printemps arabe, ndlr). Les jeunes se rabattent sur l’individualisme. L’apathie, la déception, la peur. La voix de Dilar n’a pas d’importance statistique, ce n’est qu’une voix. Mais elle peut nous en dire plus sur le changement de la société turque. Nous l’avons interviewée le lendemain de l’attaque suicide du 12 janvier qui a causé la mort de 10 personnes dans le centre touristique d’Istanbul.

cafébabel Dilar, t’es-tu inquiétée mardi, lorsque la bombe a explosé à Sultanahmet ?

Dilar : Je crois que j’ai à présent pris du recul. J’étais inquiète pendant les protestations de Gezi, j’étais en colère lorsqu'Erdoğan a à nouveau remporté les élections. Je pense que je me suis désormais habituée.

cafébabel Comment as-tu réagi ?

Dilar : J’ai entendu un bruit, je me trouvais à mon cabinet, qui est pourtant loin de Sultanahmet (une heure en voiture). J’ai tout de suite pensé qu’il y avait eu une autre explosion place Taksim, ça ne pouvait pas être qu’un coup de tonnerre : cette fois c’était à Sultanahmet. Ma colère a duré cinq minutes. Ça peut paraître révoltant mais ça ne m’intéresse plus. J’ai appelé ma famille, ils allaient tous bien. Je me suis remise au travail. Tout le monde au cabinet a fait de même.

cafébabel : Pourquoi ?

Dilar : J’en ai assez de me sentir en colère et triste, de m’indigner et d’avoir en même temps conscience de ne rien pouvoir faire. Tout de suite après l’attentat, le gouvernement a interdit aux médias nationaux de diffuser des images de cette tragédie, notamment sur Twitter. Les derniers mois en Turquie ? Sept attentats terroristes, ayant causé la mort de 552 personnes. Des attentats qui n’ont donné lieu à aucune démission. C’est toujours le même gouvernement en fonction, avec les mêmes politiques. Et il continue à réprimer la liberté d’expression. Ils ont fermé 7 stations de télévisions indépendantes l’année dernière.

cafébabel Comment vis-tu cette situation ?

Dilar : Je ne peux pas dire que je suis malheureuse, mais ces faits ont des répercussions sur ta vie. C’est inéluctable. Je travaille au sein d’un cabinet d’architecture, mais je pense à présent m’en aller et poursuivre mes études en Allemagne.

cafébabel Ton travail ne te plaît pas ?

Dilar : J’aime mon travail, mais ça serait mieux de marcher dans la rue et se sentir en sécurité. Ma famille voudrait également que je parte. Elle ne voit pas la possibilité d’un futur serein ici pour moi. Ces pensées sont peut-être banales. Elles se déclenchent immédiatement après chaque attentat. Mais une semaine après, on change déjà d’avis on ne voit plus aucune raison de partir.

cafébabel : Crois-tu que beaucoup de monde pensent comme toi en Turquie ? 

Dilar : Je crois que j’ai un point de vue très partial. J’appartiens à ce groupe de personnes en Turquie qui aurait la possibilité de vivre à l’étranger, je me considère chanceuse. Nous, nous ne sommes pas obligés d’émigrer, ça serait exagéré de dire cela. J’ai beaucoup d’amis qui voient les choses ainsi, mais je ne crois pas que ce soit totalement juste. Oui, nous avons un mauvais gouvernement ici, il met vraiment la pression sur nos styles de vie et d’une certaine manière, ça nous gâche la vie. Ça nous limite. Mais je parle en tant que personne qui vit et a toujours vécu à Istanbul. Dans la partie est du pays la situation est bien pire, d’ici on ne peut pas comprendre, surtout à cause du manque d’information dont on a parlé plus tôt. Nous, nous ne sommes pas en prison, mais eux probablement si.

Tous les attentats, la répression étatique, les limitations des libertés civiles des citoyens génèrent un sentiment de malaise. Tu commences à penser : « Je devrais peut-être partir, ma vie ne suffit pas pour changer ce système. Je n’ai qu’une vie, je devrai peut-être la vivre là où il existe déjà un système qui protège ma liberté ». Est-ce un raisonnement lâche ?

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*Pour protéger l'anonymat de la jeune femme interviewée, nous avons changé son prénom.

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Propos recueillis par Simone Benazzo, de la rédaction locale de cafébabel Torino.

Translated from Una bomba nel silenzio di Istanbul: la paura e l'apatia