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Que reste-t-il de la Révolution tunisienne ? Retour à Sidi Bouzid

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Cafébabel

Translation by:

Christophe Dennaud

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Rêves brisés, engagement social, espoirs et envie de prendre le large : voilà à quoi peut ressembler la vie des jeunes Tunisiens neuf ans après l'étincelle qui a déclenché le Printemps arabe. Reportage à Sidi Bouzid, où tout a commencé.

Abdelwaheb Hablani avait 25 ans et vivait à Jelma, dans le gouvernorat de Sidi Bouzid, en Tunisie. Exaspéré par la pauvreté et le chômage, Abdelwaheb s'est immolé par le feu le 25 novembre dernier. Un geste désespéré qui rappelle celui de Mohamed Bouazizi en 2010, qui avait également mis le feu à son corps devant la préfecture de Sidi Bouzid, déclenchant la Révolution du jasmin. Il reste le héros incontesté de Sidi Bouzidzi, où son portrait, tiré sur des panneaux géants, surplombe la place principale de la ville.

Le souvenir d'une révolution

« Le 17 décembre 2010, peu de temps après que Mohamed s'est immolé par le feu, nous sommes tous descendus dans la rue. C'étaient les premières manifestations », se souvient Marwa Heni, trente ans. « Mon frère Majdy était là lui aussi. Il a été blessé à l’œil par une bombe lacrymogène. La police réprimait les manifestants avec violence pour un oui ou pour un non. Elle est venue nous chercher à la maison. »

Et pourtant, chaque fois que Marwa prononce le mot révolution, son visage s'illumine. Ses cheveux bruns sont attachés et son regard timide se dissimule derrière des lunettes à monture noire. « Le régime de Ben Ali était encore en place à ce moment-là et ne montrait pas de signes de faiblesse » raconte-t-elle. « Personne n'aurait imaginé ce qui allait se passer après ». Marwa n'en doute pas, la liberté viendra avec la transition démocratique. « La révolution est un processus. Les résultats concrets, ce sont les générations futures qui les verront » raconte-t-elle en qualifiant la liberté de « bouffée d'oxygène pour elle et pour ceux qui ceux qui ont toujours dû taire leurs idées ».

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Le monument à Mohamed Bouazizi à Sidi Bouzid © Ilaria De Bonis

Une jeunesse tunisienne qui quitte son pays

Les figuiers de Barbarie sont abondants et défilent par la vitre. Aride, le paysage entre les villes de Kasserine et Sbeitla, qui continue vers Sidi Bouzid est de couleur jaune ocre. Une chaleur sèche et pénétrante nous donne soif tous les trois mètres. En ville, le sirocco emporte avec lui une odeur de viande d'agneau. Nous demandons aux personnes que nous rencontrons quel président elles voudraient pour la Tunisie de l'après Essebsi (cet article a été écrit avant les élections présidentielles tenues le 15 septembre 2019, ndlr). Le magnat des médias, Nabil Karoui, ne suscite pas l'enthousiasme. D'ailleurs, il semblerait qu'aucun des 26 candidats n'emballe vraiment les Tunisiens de moins de 40 ans. « On s'intéresse plus à ce que nous pouvons faire, nous, sur le territoire », répondent Marwa et son ami et collègue Hichem. « Maintenant que la dictature est derrière nous, il est hors de question que quelqu'un décide à notre place ». Le monument rendant hommage à Mohamed Bouazizi, un chariot en pierre comme symbole de son sacrifice extrême, se dresse sur la place principale moderne et parsemée d'arbres de Sidi Bouzid. À côté de lui, se trouve un drapeau de la Tunisie en pierre également.

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Le monument en hommage à Mohamed Bouazizi à Sidi Bouzid © Ilaria De Bonis

Le chantier du futur musée de la Révolution se trouve aussi sur la place, mais c'est bien le portrait du commerçant qui domine l'ensemble, sur la façade de la poste. Quand la police l'a arrêté avec son chariot de fruits et légumes, en décembre 2010, le martyr s'est vu confisquer sa balance. Et c'est justement la confiscation de son instrument de travail qui l'a poussé à commettre l'irréparable.

Aujourd'hui le taux de chômage dans le gouvernorat de Sidi Bouzid et Kasserine frôle les 35 %. Sidi Bouzid, 40 000 habitants, est plus grande et plus riche que Kasserine. Elle possède des avenues, de larges routes et même un hôtel quatre étoiles : le Ksar Dhiafa. « Ici des hommes d'affaires se rencontrent et organisent des réunions », nous explique-t-on. On y trouve aussi de petits restaurants, des pizzerias et quelques banques. Nous dînons Chez Oscar, où on cuisine du poulet et des pizzas aux poivrons. « Pendant les élections de 2011, on a envoyé mon frère en Allemagne. Il avait 18 ans et pas de passeport » se souvient encore Marwa. « On l'a éloigné du pays et on lui a remis une ordonnance pour faire soigner son œil. Aujourd'hui il va bien, il vit et travaille toujours en Allemagne. Mais il ne veut plus revenir, il est resté traumatisé par les jours de révolte ».

Selon les jeunes que nous rencontrons, la révolution était « inévitable » et le résultat d'une prise de conscience collective. Et cela doit nous y faire penser à chaque fois que nous avons des doutes sur son efficacité. « Une révolution s'appelle ainsi quand on ne peut pas faire sans ».

Le régime de Ben Ali a oublié Sidi Bouzid, ainsi que tous les villages du centre du pays. « Ce n'est pas un hasard si la révolte est née ici » disent-ils. « En plus, Sidi Bouzid a toujours été une "ville rebelle", encline à la contestation ». Mais aujourd'hui encore, elle est délaissée par les politiques et les financements publics n'arrivent pas jusque là. Si bien que les protestations ne faiblissent pas. Sidi Bouzid demeure dans l'incertitude : pas vraiment pauvre, pas assez riche. Les jeunes font des études et voudraient travailler pendant que la classe moyenne demande plus de reconnaissance.

« J'ai un travail et je suis bien ici. En Europe, les immigrés ont du mal à gagner leur vie »

Accompagnés de Marwa et Hichem, nous nous rendons ensuite à Bir Lahfay, une ville de 30 000 habitants à quelques kilomètres seulement de Sidi Bouzid. Ici pas de grande place, juste une grande route poussiéreuse. Onze habitants de cette petite ville ont péri en mer le 8 octobre 2017 tandis qu'ils essayaient de rejoindre l'Italie sur leur embarcation. Le naufrage a fait la une des journaux en Tunisie car il a eu lieu dans les eaux territoriales du pays. Au total, une cinquantaine de personnes se trouvaient à bord.

Nous demandons à Ayed, 23 ans, vendeur de vêtements, ce qui pousse les jeunes à partir. « C'est le rêve européen ! » répond-il sans aucune hésitation. Selon lui, la migration économique s’accompagne d'une envie de découvrir le monde tout en vivant mieux. « C'est la migration du rêve et de la découverte », précise Hichem. « Si l'immigration était légale, elle n'aurait sans doute pas le même attrait », ajoute-t-il.

Sidi Bouzid
Sidi Bouzid © Ilaria De Bonis

« En Tunisie, il y a Hammamet, des sites touristiques, les loisirs l'été. À Tunis aussi on vit bien, mais pas à Sidi Bouzid », confie Ayed. La « fuite des cerveaux » s'apparente ici à l'envie de prendre le large. En Tunisie centrale, mais aussi dans la région minière de Redeyef, il n'y a ni travail, ni distraction. « Quelques-uns de mes amis avaient pu entrer clandestinement en Italie. Après quelques années ils sont rentrés en Tunisie, ayant compris que cette vie-là n'était pas celle qu'ils espéraient » poursuit Ayed. « Deux d'entre eux ont été expulsés, les autres sont rentrés de leur plein gré. Ils avaient rejoint Bolzano. Mais ceux qui sont restés vivent à Vérone ». Ayed souhaite rester en Tunisie. « J'ai un travail et je suis bien ici. En Europe, les immigrés ont du mal à gagner leur vie ».

L'histoire de ceux qui restent

En restant en Tunisie, Marwa et Hicham ont fondé une association à but non lucratif CitESS (Soutien à l'économie sociale et solidaire, ndlr) qui réalise des projets d'économie sociale. Leurs objectifs ? Former les personnes, notamment les femmes à l'agriculture, animer la communauté et accompagner les jeunes entrepreneurs sociaux et coopérer. Et ils rencontrent un certain succès. Ils nous emmènent voir un des projets réalisés avec l'ONG toscane Cospe. Leila Horchani, une jeune femme de 30 ans, en a fait partie. Elle a étudié à l'université de Monastir et créé sa propre entreprise. Elle a souhaité un futur différent de celui de sa mère. Nous nous rendons chez elle, juste en dehors de Sidi Bouzid, où elle vit avec ses parents, tous deux agriculteurs.

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La mère de Leila roule la semoule © Ilaria De Bonis

Assise par terre dans le jardin, sa mère est occupée à rouler la semoule pendant que Leila expose son projet d'agriculture biologique. « Je ne pense pas encore au mariage », confie-t-elle. Pour l'instant, sa priorité est de comprendre comment irriguer son champ avec peu d'eau et favoriser la réutilisation des ressources. Elle a remporté un prix pour ses figues de Barbarie rouges pourpre, qu'elle cueille et transforme en confiture biologique. Sa mère entre dans la maison et en ressort avec le prix dans ses mains. Des projets comme celui-ci ont pour but d'encourager la jeune génération à vivre de son propre travail. Mais les cas de réussite sont encore rares.


Cet article est publié dans la cadre d'un partenariat éditorial avec le magazine QCodeMag. L'article a été rédigé par Ilaria De Bonis, et a été publié initialement sur QCodeMag le 17 décembre 2019.

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Translated from Cosa rimane della Primavera araba? Ritorno a Sidi Bouzid, in Tunisia